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« De la Constitution illégitime au constituant démocratique au Chili », Tomás DE REMENTERIA VENEGAS, doctorant à l’Université Paris 1 et avocat.



« De la Constitution illégitime au constituant démocratique au Chili »,

Tomás DE REMENTERIA VENEGAS,

doctorant à l’Université Paris 1, avocat.

Le Chili vit actuellement la consolidation d’un long processus constituant qui a vocation à mettre un terme à une constitution dictatoriale de trente ans et à un consensus politique forcé qui a perpétué l’héritage politique, économique et juridique pinochétiste. Ce processus, particulièrement long, a pris corps dans une nouvelle forme de démocratie constituante au sein de laquelle la protestation sociale, de nouvelles formes de représentation, l’égalité absolue entre les sexes et la participation des peuples originaires ont joué un rôle primordial, contrairement à la démocratie tout à fait formelle que nous percevions dans d’autres processus constituants modernes.

La revendication d’une nouvelle constitution au Chili n’est pas nouvelle. Toutefois, de longues années de tutelle militaire sur le régime de transition ont mis cette demande sous le voile d’un soi-disant succès économique et d’une société sans conflit[1]. Derrière cette neutralisation politique, il y avait un mécontentement latent au sein de la société nationale qui est apparu sous forme de diverses protestations sociales. A partir de 2005 chez les étudiants, de 2011 chez les universitaires, avec différents moments intermédiaires de contestations régionales, environnementales et des retraités, mais surtout avec son zénith au moment de l’élection présidentielle de 2013 où, afin de soumettre le sujet à l’opinion publique, un groupe de personnes décide de créer une campagne pour marquer le vote avec l’acronyme AC (Assemblée constituante) qui a pu enregistrer environ 10 % des bulletins de vote. Face à cela, la Présidente nouvellement élue, Michelle Bachelet, décide de mener un processus constitutionnel participatif qui serait ratifié par les chambres législatives. Cependant, ce fut un échec en raison de l’opposition des organes politiques traditionnels et des groupes de pression, ainsi que du système juridico-politique lequel a été impuissant pour gérer l’expression souveraine du peuple. Comme l’a dit Jaime Bassa, professeur et aujourd’hui membre élu de la Convention constitutionnelle, « les difficultés que rencontre ce processus sont traversées par les limites théoriques du constitutionnalisme moderne lui-même, notamment la relation entre le droit en vigueur et le pouvoir qui le soutient » [2].

Le Professeur Bassa trouve un nœud dans le système juridique chilien qui ne saurait aller contre la réalité qui finira par exploser sur le formalisme régnant. Selon les mots d’un autre Professeur et également élu constituant, Fernando Atria, la constitution changera par les « bonnes ou par les mauvaises »[3] méthodes. A ce titre, il fait observer que si la demande n’était pas catalysée par le système juridique en vigueur, la rupture de celui-ci serait due à la manifestation du pouvoir populaire qui soutient la validité du système politique.

L’éclatement social, la manifestation de la souveraineté constituante

C’est ainsi que, le 18 octobre 2019, à partir d’une hausse du prix du billet des transports publics, un groupe d’étudiants secondaires se propose de boycotter le système et de prendre le métro sans payer leur billet. Il en résultera une gigantesque protestation populaire, rassemblant des millions de personnes dans les rues de toutes les villes du Chili[4], au sein de laquelle la demande principale était précisément une nouvelle constitution. Dans un premier temps, face à la contestation populaire, le système politique a réagi comme d’habitude par la violence et l’usage de la force policière pour la réprimer[5]. Mais cette réponse a eu un effet boomerang pour les autorités politiques, puisque cet éclatement social épique a connu une popularité rarement vue dans le monde. Face à cela, les groupes politiques ont dû accepter de dialoguer pour trouver une issue au conflit. Il y a donc eu ici une rupture avec ce que le Professeur Dominique Rousseau appelle la représentation fusion où le citoyen disparaît une fois que le mandat est remis à son représentant[6]. Dans le cas chilien, les représentants ont dû agir en laissant de côté leurs idées personnelles – la majorité n’était pas d’accord pour changer la règle fondamentale – et en prenant en considération la pression du citoyen mandataire. Cela a conduit à un accord pour établir un calendrier et une procédure pour une nouvelle Constitution, sous l’épée de Damoclès de la citoyenneté mobilisée qui n’accepterait pas de maintenir la constitution en vigueur.

Dans la partie technique, ce processus devait commencer par un référendum à l’occasion duquel les citoyens étaient appelés à préciser s’ils voulaient une nouvelle constitution et s’ils souhaitaient que celle-ci soit rédigée par une convention constitutionnelle élue à cet effet ou par une convention constituée à parts égales des membres des chambres législatives et de membres élus. Le résultat a été clair car 78% des électeurs ont approuvé l’idée d’une nouvelle constitution et 79% d’entre eux ont opté pour sa conception par une convention constitutionnelle élue à cet effet[7].

Sur le plan de l’organisation de la Convention, les acteurs politiques de la représentation ont dû également céder devant la participation de la société civile et des citoyens. Ainsi, a été assurée, grâce à la pression des organisations féministes et notamment du Réseau des Femmes Politologues, l’exacte égalité des hommes et des femmes tant sur les listes que sur les constituants à élire. Ensuite, grâce à la pression des peuples originaires, 17 sièges ont été assurés au bénéfice des différents peuples qui habitent le Chili. Enfin, la pression des citoyens indépendants a permis de retirer le monopole des partis politiques sur la formation des listes pour les élections qui désigneraient les membres de l’organe constitutif. La seule question qui a été contestée par la population était la nécessité d’obtenir les deux tiers des constituants pour la prise de décision. Il est également important de noter que la résolution des conflits a été confiée à la Cour Suprême et non au Tribunal Constitutionnel qui était l’un des gardiens de l’ordre pinochétiste.

Le mouvement social ratifié lors des élections

Les résultats de l’élection des constituants ont montré à nouveau que cette élection représentait un tournant dans les formes de démocratie constituante que nous connaissions. Les partis traditionnels se sont disloqués et ont obtenu de maigres résultats. La droite, défendant le modèle dominant, n’a même pas obtenu une représentation lui permettant de bloquer des contenus de la future constitution. De même, les grands vainqueurs ont été les nouvelles listes d’indépendants comme les nouveaux partis qui composent la coalition de gauche appelée "Frente Amplio". L’élection a, en outre, remis en question la représentation traditionnelle car l’idée d’un dirigeant né au sein des pouvoirs partisans ou des organes syndicaux traditionnels a été écartée par les citoyens. En revanche, on a vu naître de nouvelles formes associatives autour de l’environnement, des causes sociales et locales. Nous avons également vu l’entrée, dans la rédaction de la Constitution, d’une académie juridique qui, au lieu du formalisme traditionnel enfermé dans les Facultés, offrait les idées d’une connaissance juridique populaire et proche des attentes des citoyens. Enfin et surtout, les citoyens ordinaires – une joueuse d’échecs, un cancéreux qui n’a pas les moyens de payer son traitement ou une femme qui s’est déguisée pour assister aux manifestations – ont pu être désignés au sein de la convention en représentant, en tant que semblable et non en tant que leader, la réalité de chaque citoyen[8].

Nous pouvons conclure que le processus constitutionnel chilien s’inscrit dans un nouveau concept de démocratie qui est à la fois continu, participatif et délibératif. Avec cela, tombent certains paradigmes juridiques qui ancraient l’expression citoyenne (finalement la source du pouvoir étatique) dans la représentation classique, les formalismes procéduraux et les pouvoirs constitués irresponsables à l’égard du citoyen. Si certains processus constituants ont ouvert la porte à ces nouvelles manifestations de démocratie dans un Etat plus pur et plus authentique (Tunisie, Égypte et Islande, entre autres), les résultats escomptés n’ont pas été atteints pour diverses raisons. En revanche, nous constatons qu’au Chili, les progrès semblent se consolider. En attendant de voir ce qui résultera du fonctionnement du nouveau texte constitutionnel, il ne fait aucun doute qu’en matière de participation, le processus constitutionnel chilien marquera la voie d’une refondation démocratique inévitable pour le monde.

[1] ATRIA Fernando, La Constitución Tramposa, LOM Ediciones, Santiago, 2013,

[2] BASSA MERCADO Jaime, Constituyentes sin poder, Valparaiso, EDEVAL, 2018




[6] ROUSSEAU Dominique, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Paris, Seuil, 2015.


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