Accéder au contenu principal

Qu’est-ce qu’une sanction ? Éléments de théorie du droit, Alexandre VIALA, Questions Constitutionnelles, 1er avril 2024


Qu’est-ce qu’une sanction ? Éléments de théorie du droit, 
Alexandre VIALA, 
Questions Constitutionnelles, 1er avril 2024
Parmi les critères majeurs dont nous disposons pour livrer une définition générale du droit, nous ne retenons ordinairement, de façon intuitive, que sa dimension la plus saillante qui réside dans la manifestation de la sanction, prononcée par des organes dépositaires de la puissance publique en vue d’assurer la correcte application de la volonté de l’État. Dans l’imagerie populaire que la société véhicule sur le droit, la sanction occupe en effet une place privilégiée. Il est difficile d’imaginer le droit, entendu comme activité productrice d’énoncés prescrivant ce qui doit être, sans cet accompagnement institutionnel destiné à sanctionner les écarts entre ce qui est et ce que profèrent ces énoncés. Entendue comme la conséquence de la violation d’une règle, la sanction est perçue comme le complément indispensable de l’énoncé normatif. Cette opinion est si courante que la représentation classique de l’univers juridique est celle qu’incarnent les palais de justice, les juges ou le gendarme, c’est-à-dire ces lieux ou ces agents dans et par lesquels est assurée la sanction des lois qui ne sont pas respectées.

A cette connaissance spontanée, fait d’ailleurs écho le sentiment de Hans Kelsen pour qui le droit pénal, en tant qu’il organise la répression de l’inexécution du droit, est la branche du droit qui symbolise le mieux le phénomène juridique. Le droit, selon le maître autrichien, se distinguerait ainsi des autres ordres normatifs en ce qu’il est un ordre de contrainte, en ce sens « [qu’il réagit] par un acte de contrainte à certaines circonstances considérées comme indésirables parce que socialement nuisibles ». Dans la doctrine normativiste, de surcroît, le droit ne serait pas seulement l’ordre normatif nécessairement sanctionné par des actes de contrainte mais, plus encore, l’ordre social au sein duquel une conduite n’est prescrite que dans la mesure où la conduite contraire est sanctionnée. Ainsi, le droit ne semble pouvoir se comprendre indépendamment de sa sanction. Mais cette approche, qui ferait de la sanction de la transgression du droit le « critérium décisif » de celui-ci, ne peut être maintenue en l’état sans être réinterrogée dans la mesure où les contours du concept de sanction juridique demeurent toujours relativement imprécis et attendent une clarification comme en atteste l’existence de diverses significations du mot « sanction » sensiblement divergentes de celle qui s’impose ordinairement dans la conscience collective.

D’abord, la sanction n’appartient pas seulement au registre de la contrainte. Elle n’est pas uniquement la conséquence désagréable de la violation d’une norme. D’un point de vue étymologique, le mot signifie « rendre irrévocable » (sancire), c’est-à-dire saint, sacré ou vénérable. La sanction est en effet, à l’origine, un acte de nature religieuse dont la fonction est de mettre une disposition hors de l’atteinte des hommes, d’en interdire la violation ou de la sanctifier. Le droit constitutionnel contemporain offre une version sécularisée de cette fonction lorsqu’il encadre la promulgation de la loi par le chef de l’État qui consiste, pour ce dernier, à la sanctuariser. En France, le président de la République sanctionne la loi en la rendant exécutoire sachant, rappelons-le, que depuis la mise en oeuvre du contrôle a posteriori de constitutionnalité le 1er mars 2010, la promulgation ne prémunit plus les dispositions législatives de façon définitive.

Ce n’est qu’au-delà de son étymologie, au terme d’un glissement sémantique, que la sanction a été assimilée à la conséquence d’un fait générateur, en l’occurrence la violation d’une obligation. Et quand bien même elle est désormais généralement entendue comme la conséquence d’un fait, la sanction juridique n’a pas qu’une connotation répressive. Sans que cela n’altère pour autant sa nature, la sanction juridique peut être envisagée non pas seulement comme un acte de contrainte, mais également comme une récompense pour l’accomplissement d’un certain acte. Norberto Bobbio a bien développé cette thèse selon laquelle il existe des « sanctions positives » qui auraient notamment connu un accroissement significatif à la faveur du développement de l’État-Providence. Selon l’auteur transalpin, qui déplore que « les juristes ont toujours été influencés par un courant se réclamant d’Austin et selon lequel on ne peut proprement parler de sanction qu’en référence aux sanctions négatives », la sanction ne revêt pas systématiquement une dimension dissuasive mais peut parfois remplir une fonction incitative. Dans certains cas, il ne s’agit pas tant de condamner des actes considérés comme déviants que d’en encourager d’autres qui sont regardés comme socialement utiles au moyen, par exemple, de l’attribution d’une prime ou de mesures d’incitation fiscale. Il qualifie alors de « sanction positive » toute mesure de promotion d’une activité jugée désirable.

Mais l’idée de sanction comme conséquence d’un fait générateur, communément admise, n’est pas propre au phénomène juridique. Elle peut même être appréhendée, plus généralement, en dehors de l’univers normatif. Ainsi pouvons-nous affirmer, par exemple, que la maladie qui frappe un être humain se présente comme la sanction d’une mauvaise hygiène de vie. Dans ces conditions, la sanction n’est pas la conséquence, formulée en termes prescriptifs, de la transgression d’une obligation mais elle peut être aussi l’aboutissement, constaté scientifiquement, d’un processus physique et naturel. La spécificité de la sanction juridique devra dès lors être recherchée au-delà de ce simple rapport entre un fait générateur et sa conséquence. L’identification des éléments de cette spécificité n’épuisera pas pour autant la question du rapport entre l’obligation juridique dont la violation constitue le fait générateur et la sanction. Ce rapport nécessite un examen approfondi. Spontanément, la sanction est en effet perçue comme la réponse logique à la méconnaissance d’une prescription. Un comportement ne pourrait être sanctionné qu’à partir du moment où l’obligation qu’il est réputé violer préexiste à la sanction. Mais de ce rapport a priori logique – et chronologique – il n’est pas évident de déduire l’indépendance de la norme établissant une telle obligation par rapport à la sanction qui répond à sa violation. Et les différentes thèses offertes par la doctrine juridique à cette interrogation sont divergentes.

Le point de vue de la théorie générale du droit nous conduit donc, au sujet de la sanction, à soulever deux grandes questions. La première est celle de la spécificité de la sanction juridique qui est révélatrice du conflit entre les doctrines du droit naturel et le positivisme juridique. Elle exige en effet, pour être résolue, que nous nous placions sur le terrain de la distinction entre l’univers normatif animé par le principe d’imputation et le monde des faits mû par la causalité (I). Puis, cette première étape franchie, plongeant notre regard dans le seul univers normatif, nous porterons notre attention sur la question du lien entre la norme susceptible d’être transgressée et la sanction qui cible son non-respect : une norme doit-elle sa qualité de norme au fait qu’elle est sanctionnée ou est-elle sanctionnée parce qu’elle est une norme ? Cette seconde et importante question, qui illustre un célèbre dilemme socratique tiré d’un dialogue de Platon, l’Euthyphron, nous renvoie à la querelle, au sein de la doctrine positiviste, entre le normativisme et le réalisme juridiques (II).


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Retour sur la controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958, Eric SALES, Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier, CERCOP

Retour sur la controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958 Eric SALES , Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier La controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958 est bien connue des constitutionnalistes. La différence entre ces deux dispositions constitutionnelles est pourtant nette, l’article 11 permettant l’organisation d’un référendum législatif – pour faire voter par le peuple une loi ordinaire dans un domaine juridiquement déterminé – alors que l’article 89 peut déboucher sur un référendum constituant – par lequel le souverain valide une loi constitutionnelle – après l’adoption préalable du projet de loi en termes identiques par les deux chambres du Parlement. La discussion porte en réalité sur une distinction établie entre la lettre de la Constitution et sa pratique bien synthétisée notamment, en d...

"L'équipe de Montpellier remporte le concours VEDEL"

Pour la troisième fois, l'équipe de l' Université de Montpellier remporte le concours VEDEL de la meilleure plaidoirie de la QPC (en défense), organisé par Lextenso en partenariat avec le Conseil constitutionnel. Toutes nos félicitations à Christophe Di Vincenzo , Corentin Campos (Master droit et contentieux publics), Emma Teffah, Lorenzo Garcia (Master théorie et pratique du droit constitutionnel), Pierre Pelissier (Master contrats publics et partenariats) ainsi qu'aux autres équipes finalistes du Mans, de Paris 2 Panthéon-Assas et de Bordeaux. Pour cette 11ème édition, le jury était composé des personnalités suivantes : ● Mme. Anne LEVADE, présidente du jury ● M. Michel PINAULT, représentant le Conseil constitutionnel ● Mme. Hélène FARGE, représentant le conseil de l'Ordre des avocats aux Conseil d'État et à la Cour de cassation ● Mme. Maud VIALETTES, représentant le Conseil d'État ● M. Laurent PETTITI, représentant le Conseil national des Barreaux ● M. Ch...

Présentation de l'ouvrage du Professeur Viala « Faut-il abandonner le pouvoir aux savants ? La tentation de l'épistocratie », par Messieurs Mustapha AFROUKH et Pierre-Yves GAHDOUN le jeudi 17 octobre 2024 dans l'amphi 007 de la Faculté de droit de 17h30 à 19h30.

"Faut-il abandonner le pouvoir aux savants ? La tentation de l'épistocratie", Alexandre VIALA , DALLOZ, collection Les sens du droit, 06/2024 - 1ère édition, 218 p. ➤ En partenariat avec la Librairie Juridique , le CERCOP et la Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier ont le plaisir de vous annoncer la présentation de l'ouvrage du Professeur Viala « Faut-il abandonner le pouvoir aux savants ? La tentation de l'épistocratie », par Messieurs Mustapha AFROUKH et Pierre-Yves GAHDOUN le jeudi 17 octobre 2024 dans l'amphi 007 de la Faculté de 17h30 à 19h30. Par la suite, une séance de dédicace est prévue au café Jules, rue de l'Université. ➤ Résumé :  L’épistocratie est un mode de gouvernement qui confie le pouvoir aux détenteurs du savoir et défie la ligne de séparation qu’avait tracée Max Weber entre le savant et le politique. D’un usage assez rare, le mot renvoie à un idéal platonicien qui repose sur l’idée qu’en confiant le pouvoir à tous, s...