L’ordonnance de la Cour suprême des États-Unis, un pas de plus vers le renversement de la décision Roe c. Wade ?, Yann GBOHIGNON DOUE, Doctorant vacataire, Université de Montpellier, CERCOP
Le
mercredi 1er septembre, la Cour suprême américaine a rendu une
ordonnance dans laquelle elle rejetait la demande en urgence des plaignants
dans l’affaire Whole Women’s
health et autres c. Jackson et autres ; cette requête avait
pour but d’empêcher l’entrée en vigueur d’une loi du Texas limitant grandement
l’accès à l’avortement dans cet État. Le Président américain Joe Biden avait
dénoncé cette « loi radicale », la qualifiant de « violation
flagrante du droit constitutionnel reconnu dans l'arrêt Roe c. Wade » et s’était
engagé à « défendre et protéger ce droit constitutionnel auquel [son]
Administration est profondément attachée »[1].
Depuis sa légalisation aux États-Unis en
1973, le droit à l’avortement n’a cessé d’être constamment éprouvé dans le but
de le limiter, voire de renverser la jurisprudence de la Cour suprême. La
question qui se pose est donc celle de savoir si effectivement l’ordonnance de
la Cour rendue au sujet de la loi de l’État du Texas constitue un réel recul du
droit à l’avortement aux États-Unis.
La position qui est tenue dans ce billet d’actualité est celle de répondre par la négative. Pour le démontrer, il faudra d’abord présenter de façon globale la loi en question (I) avant d’analyser par la suite l’ordonnance rendue par la Cour suprême (II).
I - LA LOI DE L’ÉTAT DU TEXAS : UNE LÉGISLATION CONTROVERSÉE
La loi de l’État du Texas en question, dénommée SB8, a été adoptée et promulguée par le Gouverneur de l’État le 19 Mai 2021. Elle est entrée en vigueur ce 1er septembre[2]. Le texte est présenté comme « une loi relative à l'avortement, y compris les avortements après détection du rythme cardiaque d'un enfant à naître », autorisant un droit d’action civil privé. Elle se fonde sur le "heartbeat act’’ de l’État du Texas (Loi sur le point de viabilité foetale), "terme juridique consacré’’ renvoyant à un ensemble de législations adoptées dans le but de restreindre le droit à l’avortement en rendant l’acte illégal dès lors que le rythme cardiaque du foetus peut être détecté.
Ces lois ont été souvent adoptées par des
États conservateurs, en particulier ceux faisant partie de la « ceinture
de la Bible » c’est-à-dire des États du Sud des États-Unis avec une forte
densité de population se réclamant du mouvement protestant et très attachée aux
valeurs religieuses de la Bible. On peut citer entre autres la Louisiane, le
Missouri, le Kentucky etc… Le premier État à s’être engagé sur une telle voie
fut l’État du Dakota du Nord en 2013. La loi a été invalidée par la Cour
suprême sur la base de son célèbre précédent Roe c. Wade de 1973[3]. Il faut noter toutefois que dans la majeure partie des États, en
raison de l’intervention des tribunaux, ces lois ne sont pas en vigueur. C’est
donc fort de ces différents blocages que le Texas a fait preuve de malice et
d’originalité. Le droit à l’avortement aux États-Unis est globalement régi par
deux jurisprudences essentielles. La première, plus protectrice, est la
jurisprudence Roe c. Wade. Dans cette décision, la Cour suprême a
soutenu qu’en vertu du XIVe amendement, une personne pouvait choisir de se
faire avorter tant que le foetus n’est pas viable. L’État ne pouvait intervenir
pour interdire l’avortement qu’au dernier trimestre de grossesse tandis que
dans le second, la marge de manoeuvre de l’État était fortement limitée. C’est
le principe du « cadre trimestriel »[4].
Dans la jurisprudence Casey, elle a abandonné ce principe en mettant plutôt
l’accent sur la viabilité du foetus. À cet effet, elle a estimé que l’État
pouvait interdire l’avortement tant que cette restriction légale ne constituait
pas un « fardeau excessif ». Une
restriction légale serait considérée comme un « fardeau
excessif » dès lors que l’État promulguerait une loi ayant « pour
objet ou pour effet de mettre un obstacle important sur le chemin d'une femme
cherchant à avorter un fœtus non viable »[5].
En d’autres termes, les États sont plus ou moins libres de
fixer le « point de viabilité foetale » décisif à la légalité ou non
de l’avortement. L’État du Texas a donc décidé de le fixer à six semaines. Il
ne fait aucun doute que six semaines, c’est relativement peu. Les plaignants
affirment d’ailleurs qu’à six semaines de grossesse, très peu de femmes savent
qu’elles sont enceintes. L’argument est suffisamment solide et aurait sûrement
été entendu par la Cour afin de renverser la loi texane mais c’est là que le
cas du Texas prend tout son intérêt.
Contrairement aux lois précédentes adoptées
par les autres États, le Texas ne fait pas peser sur les représentants du
Gouvernement la charge de faire respecter sa nouvelle législation restrictive.
Elle compte plutôt sur les individus, citoyens ou non de l’État. En effet, elle
donne la possibilité à « toute personne, autre qu'un fonctionnaire ou
employé d'un État ou d'une entité gouvernementale locale de cet État » d’«
intenter une action civile contre toute personne qui […] se livre
sciemment à une conduite qui aide ou encourage la réalisation ou l'incitation
d'un avortement ». Par exemple, une personne qui aura payé le billet d’avion
d’une femme pour aller se faire avorter pourrait être dénoncée et poursuivie.
Un tel acte donnerait droit à une récompense d’au moins 10.000 dollars
américains[6].
C’est une tournure subtile, voire « particulièrement cruelle »[7]
qui permet à la législation texane de contourner la jurisprudence Ex Parte
Young[8]
en vertu de laquelle toute personne à qui une loi nuit peut, malgré l’immunité
souveraine, poursuivre les représentants du gouvernement qui tentent
d'appliquer une loi inconstitutionnelle. C’est une loi controversée, à la
limite de l’éthique dans la mesure où elle encourage la délation.
Aux États-Unis, il existe en vertu de cette jurisprudence Ex
Parte Young[9]
une procédure singulière « assez
similaire » au contrôle de constitutionnalité des lois a priori. Ce
mécanisme permet aux citoyens de demander une injonction à un tribunal fédéral
contre une loi présumée inconstitutionnelle avant que celle-ci n’entre en
vigueur[10].
Cela fait toutefois peser sur lui la charge de prouver que l’existence de cette
loi lui causerait un « dommage irréparable ». Les
plaignants dans l’affaire, constitués principalement par l’association Whole
Women’s health
ont saisi dès le 13 juillet, un tribunal fédéral de district sur cette base. Le
tribunal leur a donné gain de cause statuant d’une part que l’entrée en vigueur
de la loi texane devait être suspendue et d’autre part que le recours contre la
constitutionnalité de cette loi méritait d’être étudié[11]. Les défendeurs ont donc automatiquement déposé une demande
d’appel auprès de la Cour d’appel pour le cinquième circuit afin que celle-ci
suspende la décision de la Cour de district. Ce qui permettrait par ricochet à
la loi texane d’entrer en vigueur. Pour éviter cela, les plaignants ont quant à
eux demandé à la Cour d’appel de se prononcer en urgence. Cette demande leur a
été refusée[12]. Les plaignants ont donc saisi en urgence la Cour suprême afin
qu’elle prononce soit une injonction contre l’exécution de la loi texane
jusqu’à ce que sa constitutionnalité soit examinée par les tribunaux
inférieurs, soit une ordonnance annulant la décision de la Cour d’appel et
rétablissant celle de la Cour fédérale de district[13].
II- L’ORDONNANCE DE REFUS DE LA COUR : UNE POSITION LOGIQUE ET PRÉVISIBLE
La Cour s’est prononcée dans une ordonnance rendue à la majorité de 5 juges contre 4. Les juges de la majorité sont les conservateurs Clarence Thomas, Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh, Samuel Alito et Amy Coney Barrett. Tous les cinq ont été nommés par des Présidents républicains : trois par Donald Trump et les deux autres, respectivement par Bush Père et Bush fils. La position de la Cour -notamment de la majorité - explique son inaction pour empêcher la loi de l’État du Texas d’entrer en vigueur. En effet, dès lors que la demande en urgence a été introduite par les plaignants le lundi 30 août, la Cour aurait pu statuer le mardi avant minuit afin d’empêcher que cette loi n’entre en vigueur. D’ailleurs, de nombreux observateurs attendaient avec impatience la décision de la Cour dans la nuit du mardi au mercredi afin que la loi texane n’entre pas en vigueur. La Directrice du centre Whole Woman’s Health avait tweeté le mardi soir que le centre « venait de terminer les soins de [sa] dernière patiente au Texas aujourd’hui. […] Maintenant, nous attendons »[14]. Comme le note justement la professeure Mary Ziegler, l'inaction du tribunal montre que la perspective d'une interdiction fonctionnelle de l'avortement au Texas ne présente aucune forme d’urgence[15]. À tout le moins, elle donnait des indications sur la position qu’adopterait la Cour dans sa réponse. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ne se soit pas opposée finalement à la loi texane.
Dans l’ordonnance rendue par la majorité,
étonnamment assez brève et sans signature, la Cour soutient que la demande de
sursis ou d’annulation de la loi texane est rejetée parce que les demandeurs
n’ont pas réussi à démontrer que la loi texane « les blesse de façon
irréparable en l’absence d’un sursis »[16].
En effet, de jurisprudence constante, la Cour a rappelé que pour avoir gain de
cause dans une telle procédure, reposait sur le demandeur le lourd fardeau de
faire la « forte démonstration » qu'il est « susceptible
d'avoir gain de cause au fond », qu'il sera « irréparablement blessé
en l'absence d'un sursis », que l'équilibre des actions le favorise
et que la suspension est conforme à l'intérêt général[17].
La Cour se fonde donc sur un motif purement procédural pour rejeter la demande
des requérants. Ceci est d’autant plus logique qu’elle ne confirme pas la
constitutionnalité de la loi texane mais se cantonne à répondre à la question
qui lui a été posée par la procédure d’urgence. La Cour n’omet pas de relever
dans la suite de son argumentation que les requérants « ont soulevé de
sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi texane en
cause mais leur application présente également des questions de procédure antérieures
complexes et nouvelles sur lesquelles ils n'ont pas porté leur fardeau »[18].
La Cour valide cependant la stratégie législative et procédurale de l’État du
Texas ce qui pourrait, il faut le reconnaître, encourager d’autres États à
suivre une telle voie. Pour autant, sur le fond, elle affirme clairement
qu’elle ne prétend « pas résoudre définitivement toute réclamation
juridictionnelle ou substantielle dans le procès des demandeurs. En particulier,
cette ordonnance n'est fondée sur aucune conclusion concernant la
constitutionnalité de la loi du Texas et ne limite en aucun cas les autres
contestations procédurales appropriées de la loi du Texas, y compris devant les
tribunaux de l'État du Texas »[19].
Les
trois juges libéraux que sont Stephen Breyer, Sonia Sotomayor et Elena Kagan
ont été rejoints par le juge en chef Roberts, conservateur quant à lui, dans la
dissidence. Ils ont tous rédigé une opinion dissidente quoique se rejoignant
sur plusieurs points. La dissidence du juge Roberts semble intéressante dans la
mesure où il note qu’en raison du caractère nouveau et important de la
question, une telle loi qui « met l'État à l'abri de toute responsabilité » ne
devrait pas entrer en vigueur. Le juge Breyer a renchéri en affirmant son
scepticisme quant à la raison pour laquelle une telle « différence juridique
critique » [parlant donc de la ruse de la législation de l’État du Texas]
soit validée alors que « l’invasion d’un droit constitutionnel » est
clairement constatée[20]. La position des juges dissidents et celle des juges de la
majorité peut plus ou moins laisser transparaître quelques désaccords entre les
juges de la Cour suprême, accentués d’ailleurs, depuis la nomination de la juge
Barrett, par une écrasante majorité républicaine.
Toutefois, est-ce vraiment un recul du droit à l’avortement aux États-Unis ? Assurément, non ! Il est vrai que la mort de la juge Ruth Bader Gingsburg a rebattu les cartes et fait planer sur la Cour le spectre d’une future interdiction du droit à l’avortement. Cependant, l’ordonnance de refus rendue par la Cour ne semble pas, selon nous, aller dans ce sens.
D’une part, la Cour a rendu un arrêt logique
et conforme à sa jurisprudence classique. De même, elle ne se prononce pas sur
la constitutionnalité de la loi texane. Et quand bien même cela aurait été le
cas, des tribunaux inférieurs ont déjà validé des lois plus restrictives que la
loi texane. Dans l’affaire Okpalobi par exemple, la Cour d’appel a validé une
loi de l’État de Louisiane qui déclarait que les médecins qui pratiquaient des
avortements légaux, consensuels et médicalement appropriés s’exposaient à une
responsabilité délictuelle non atténuée en cas de complications. Ce qui a rendu
beaucoup de médecins réticents à fournir des services à l’avortement[21].
D’autre part, comme le note très justement la
Professeure Ziegler, « permettre à S.B. 8 [la loi texane] d’entrer en
vigueur ne contredit pas aussi manifestement les précédents – ni n'expose le
tribunal à des réactions négatives »[22]. Le véritable défi de la Cour se jouera dans quelques mois. En
effet, une loi de l’État du Mississippi qui interdit l’avortement après 15
semaines est en ce moment sur les tables de la Cour et devrait être étudiée
dans les mois à venir. Dans cette affaire, il y a effectivement une demande de
la part de l’État du Mississippi de renverser les jurisprudences Roe et Casey.
En attendant, l’inaction de la Cour suprême dans cette affaire contraste par
exemple avec sa position dans l’affaire June Medical Service LLC et Al v.
Rebekah Gee[23],
dans laquelle elle avait suspendu une loi similaire de l'État de Louisiane.
Toutefois, cette ordonnance ne remet en question ni la jurisprudence Roe,
encore moins la décision Casey car la Cour ne se prononce pas sur le fond mais
uniquement sur la procédure. Les femmes au Texas se sont certes réveillées le
1er septembre avec moins de possibilités d’avorter que la veille mais il
reviendra aux juridictions inférieures et notamment étatiques de se prononcer
sur la constitutionnalité de cette loi. C’est le privilège
qu’offre le fédéralisme américain et certains États comptent bien en profiter.
[1] Déclaration du Président Joe Biden sur la loi Loi du Texas
SB 8, 1er septembre 2021, https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/09/01/statement-by-president-joe-biden-on-texas-law-sb8/ [Consulté le 2 septembre 2021]
[2] Loi de l’État du Texas SB 8, Section 171.208, https://legiscan.com/TX/text/SB8/2021 [Consulté le 2 septembre 2021]
[3] Cour suprême, Roe c. Wade, 410 U.S.
113 (1973)
[4] Cour suprême, Roe c. Wade, préc.
[5] Cour suprême, Planned Parenthood of Southeastern
Pennsylvania c. Casey, 505 U.S. 833 (1992). Le
critère du « fardeau excessif » a été précisé plus tard dans la décision
Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, 579 U.S. ___ (2016)
[6] Loi de l’État du Texas SB 8, Section 171.208, https://legiscan.com/TX/text/SB8/2021
[7] Elisabeth Nash
et Lauren Cross, « 2021 Is on Track to Become the Most Devastating
Antiabortion State Legislative Session in Decades », Guttmacher
Institute, publié le 30 avril 2021, https://www.guttmacher.org/article/2021/04/2021-track-become-most-devastating-antiabortion-state-legislative-session-decades# [Consulté le 2
septembre 2021]
[8] Cour suprême, Ex Parte Young, 209
U.S. 123 (1908)
[9] Cour suprême, Ex Parte Young, préc.
[10] Mark Tushnet, « Has the U.S. Supreme Court
Effectively Overruled Roe v. Wade?, VerfBlog, 2021/9/03 »,
https://verfassungsblog.de/has-the-u-s-supreme-court-effectively-overruled-roe-v-wade/.
[11] Cour fédérale de district pour le District Ouest du Texas,
Whole Women’s health et autres c. Juge Austin Reeve Jackson, Case
1:21-cv-00616-RP, 25 août, 2021 , https://reproductiverights.org/wp-content/uploads/2021/08/2021-08-25-082-ORDER-DENYING-Motion-to-Dismiss-for-Lack-of-Jurisdiction.pdf [consulté le 2 septembre 2021]
[12] Cour d’appel fédérale du cinquième circuit, Whole Women’s
health et autres c. Juge Austin Reeve Jackson, No. 21-50792 , 29 août 2021, https://reproductiverights.org/wp-content/uploads
2021/08/2021-08-29-Fifth-Cir-Denial-of-emergency-relief.pdf, [consulté le 2
septembre 2021]
[13]
Mark Tushnet, Op. Cit.
[14] https://twitter.com/AmyHM/status/1432930392642883586, [Consulté le 2 septembre 2021]
[15] Mary Ziegler, Supreme
indifference: What the Texas case signals about the court’s treatment of abortion, SCOTUSblog
(Sep. 1, 2021, 3:28 PM), https://www.scotusblog.com/2021/09/supreme-indifference-what-the-texas-case-signals-about-the-courts-treatment-of-abortion/
[16] Cour suprême, Whole Women’s health et autres c. Jackson et
autres, N°21A24, 594 U. S. ____ (2021), 1er septembre 2021
[17] La Cour rappelle les jurisprudences suivantes : Nken v.
Holder, 556 U. S. 418, 434 (2009); Roman Catholic Diocese of Brooklyn v. Cuomo,
141 S. Ct. 63, 66 (2020) (citant Winter v. Natural Resources Defense Council,
Inc., 555 U. S. 7, 20 (2008))
[18] Cour suprême, Whole Women’s health et autres c. Jackson et
autres, préc.
[19]
[20] Cour suprême, Whole Women’s health et autres c. Jackson et
autres, préc.
[21] Cour fédérale d’appel du Cinquième Circuit, Okpalobi v.
Foster, 244 F.3d 405 (5th Cir. 2001), 12 Mars 2001
[22] Mary Ziegler, Op.
Cit.;
[23] Cour suprême,
June Medical services L.L.C., et autres c. Rebekah Gee, secretary, Louisiana
Department of health and hospitals, 586 U. S. ____ (2019)
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