"Fuite à la Cour Suprême ! La décision Roe c. Wade sera-t-elle renversée ?", Yann GBOHIGNON DOUE, Doctorant vacataire, Université de Montpellier, CERCOP
Fuite à la Cour Suprême ! La décision Roe c. Wade
sera-t-elle renversée ?,
Yann GBOHIGNON DOUE,
Doctorant
vacataire, Université de Montpellier, CERCOP
Dans un billet précédemment publié[1], nous affirmions que le véritable défi de la Cour suprême américaine sur la question du droit à l’avortement se jouerait très bientôt dans une affaire qui était sur ses tables ; l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization[2]. Cette affaire concerne une loi de l’État du Mississippi qui autorise l’État à interdire tout avortement au-delà de la quinzième semaine de grossesse tandis que la jurisprudence en vigueur - les décisions Roe [3] et Casey[4] - l’autorise, de manière plus ou moins explicite, jusqu’à la vingt-quatrième semaine de grossesse.
Au début du mois de décembre 2021[5], la Cour a entendu les arguments des différentes parties au sujet de l’affaire Dobbs et sa décision était attendue pour la fin du printemps ou le début de l’été 2022. Or, avant la publication officielle de l’arrêt, un projet de décision de la Cour a été diffusé par le site du média politique américain « Politico » qui a publié, dans la nuit du 02 mai 2022, un article intitulé « Supreme Court has voted to overturn abortion rights, draft opinion shows »[6], affirmant que le projet de décision, rédigé par le juge Alito, conclurait à un renversement de la décision historique Roe c. Wade et conduirait donc par ricochet à une extinction du droit à l’avortement.
C’est une situation inédite dans l’histoire de la Cour suprême américaine. Les manifestations qui se déroulent au moment où nous rédigeons ce billet d’actualité le démontrent. S’il n’est pas nouveau que des fuites soient révélées au sujet de contentieux importants sur lesquels doit se prononcer la Cour suprême, la fuite d’un projet de décision entièrement rédigé par un juge est totalement inédite (I). D’autre part, à la lecture de ce projet de décision, il est possible de penser que la Cour va procéder à un renversement de la jurisprudence Roe c. Wade. (II)
I - La fuite inédite d’un projet de décision
Dans l’histoire de la Cour suprême, il n’est pas inédit que des commentaires sur les débats ayant conduit à une décision soient révélés, en particulier concernant les mémos et les délibérations internes de la Cour. Par exemple, dans l’affaire Roe c. Wade, des fuites avaient été révélées par les journaux de l’époque notamment le Washington Post et le Time.
Le journal The Time avait révélé, quelques heures avant la publication de la décision, sous le titre « The sexes : Abortion on demand », le contenu de la décision. Le juge en chef de l’époque, Warren Burger, furieux, avait alors convoqué une réunion avec les membres du personnel puis avait essayé d’identifier le responsable de la fuite[7]. Dans une interview accordée au journal le Washington Post lors de la publication de son livre, Larry Hammond, le responsable de ladite fuite et qui était à l’époque le clerc du juge Lewis Powell, avait révélé qu’il avait joué un rôle important dans l’élaboration de la doctrine du « point de viabilité » qui fut au fondement des jurisprudences Roe et Casey sur le droit à l’avortement. Ce genre de fuites ne concerne pas que les contentieux liés au droit à l’avortement. Par exemple, en 2004, plusieurs clercs ont divulgué les secrets des délibérations lors de l’affaire Bush c. Gore en 2000 au journal Vanity Fair. Plus récemment, en 2009, le journaliste de CNN Joan Biskupic révélait dans son livre « The Chief: The Life and Turbulent Times of Chief Justice John Roberts », l’accord passé par le juge en chef Roberts avec d’autres juges pour censurer une partie de la loi sur le programme Medicaid[8].
Mais ce qu’il est encore plus important de noter, c’est que la fuite du projet de décision du juge Alito n’est pas la première révélation concernant la future décision Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization. En effet, en avril dernier, le site du Wall Street Journal affirmait qu’il y avait de fortes chances pour que la jurisprudence Roe soit renversée, quoique des doutes subsistent sur la position finale des juges Barrett et Kavanaugh dans la mesure où le juge en chef Roberts tentait de les convaincre de ne pas rejoindre la majorité conservatrice[9]. En outre, l’article du journal Politico révèle une autre fuite passée inaperçue dans la mesure où il indique que les cinq juges conservateurs voteraient pour renverser la jurisprudence Roe tandis que la position du juge en chef Roberts demeurerait « incertaine ». Et c’est là que se trouve toute la différence car ces précédentes fuites n’ont pas eu le même écho retentissant que celle du projet de décision en raison du caractère inédit, étonnant et totalement exceptionnel de cette dernière. Comme le note à raison le site Politico, « aucun projet de décision dans l'histoire moderne de la Cour n'a été divulgué publiquement alors qu'une affaire était encore pendante. »[10] Il n’est jamais arrivé dans l’histoire de la Cour qu’un projet de décision, rédigé en entier, fuite et soit publié par un journal, ce qui rend cet évènement totalement inédit. Une telle fuite remet considérablement en question le fonctionnement des institutions américaines et notamment de la Cour suprême. C’est l’indépendance et l’impartialité de la justice qui sont remises en question quand surviennent de tels événements. D’un autre point de vue, la confiance entre les juges au sein de la Cour peut être fortement affectée. Comment le projet est-il parvenu entre les mains des journalistes ? Sur le site de Politico, le document est intitulé « premier brouillon », attestant de sa nature de document interne, rédigé à l’attention des autres juges et des services de la Cour suprême. La Cour suprême a été elle-même contrainte de réagir en twittant en ces termes : « il est impossible d'exagérer le tremblement de terre que cela provoquera à l'intérieur de la Cour, en termes de destruction de la confiance entre les juges et le personnel. Cette fuite est le péché le plus grave et le plus impardonnable. »[11]
L’authenticité du document ayant été confirmée par le juge en chef Roberts dans un communiqué[12], s’interroger sur l’avenir du droit à l’avortement aux États-Unis semble plus que légitime.
II - La rédaction sans ambiguïté du projet de décision
Il convient de rappeler que le texte publié par le journal Politico n’est qu’un « premier brouillon » de l’opinion que rendra la Cour. Ce projet de décision a été rédigé par le juge conservateur Samuel Alito nommé en 2006 par le président Bush. N’étant à ce moment qu’un simple projet de décision, l’issue de la décision n’est pas scellée tant qu’elle n’a pas été officiellement publiée par la Cour. De plus, cette situation étant inédite, il est impossible de se référer à des précédents. À l’étape de ce que la doctrine américaine qualifie de « draft opinion » (projet de décision), il est envisageable que plusieurs changements surviennent. Par exemple, les arguments pourraient évoluer, la lecture du projet pouvant conduire certains juges à modifier leur position. La divulgation du projet de décision pourrait même amener certains juges à reconsidérer leur vote au regard des manifestations qui se déroulent depuis la nuit du 02 mai. Certains commentateurs affirment d’ailleurs que cette révélation serait le fruit de l’aile progressiste de la Cour dans le but de « rallier les libéraux » afin de faire front contre le renversement de Roe[13]. Toutefois, pour l’instant, le droit à l’avortement aux États-Unis est toujours régi par les jurisprudences Roe et Casey. Mais à la lecture du projet de décision et au regard des auditions qui se sont tenues en décembre dernier, il n’est pas dénué de sens de penser que la jurisprudence Roe soit en train de vivre ses derniers mois.
Le premier élément à relever est l’auteur de l’opinion. L’auteur de ce projet de décision est le juge Samuel Alito. Le juge Alito est un conservateur aguerri et affirmé et surtout un défenseur acharné d’une lecture originaliste de la Constitution. Les tenants de cette théorie relèvent souvent que la Cour suprême s’est octroyée le droit de faire dire à la Constitution ce qu’elle ne disait pas à l’origine en créant et protégeant, au travers du XIVe amendement et de ses clauses de procédure légale régulière et d’égale protection entre autres, des droits qui n’avaient jamais été envisagés par les auteurs de la Constitution. Par exemple, le droit à l’avortement, le droit à la contraception et d’autres libertés individuelles découlent du droit à la vie privée. Or, ce droit n’est pas explicitement mentionné dans la Constitution américaine et résulte d’une construction jurisprudentielle -savamment menée pour certains ou totalement illégitime et inconstitutionnelle pour d’autres- de la Cour suprême et notamment du juge William Douglas dans la célèbre affaire Griswold c. Connecticut[14]. Le fait de confier au juge Alito la responsabilité de proposer un projet de décision dans une telle affaire pourrait suggérer que la Cour envisage de renverser la jurisprudence Roe. En outre, lors des auditions en décembre dernier, les juges conservateurs n’avaient pas semblé s’opposer à un renversement de Roe. Le juge Alito avait d’ailleurs noté le caractère « arbitraire » et « dénué de sens » de la doctrine du « point de viabilité » qui ne devait à aucun moment prévaloir sur « l’intérêt du foetus à avoir une vie »[15].
Le second élément qu’il semble important de relever concerne le fond de la décision elle-même. S’il est vrai que depuis Roe, les décisions relatives au droit à l’avortement n’ont cessé d’ajouter de l’ambiguïté[16], le projet de décision proposé par le juge Alito a le mérite de la clarté et de la précision. Il déclare : « nous affirmons que Roe et Casey doivent être renversés. La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun droit de la sorte n’est explicitement protégé par une disposition constitutionnelle […] »[17]. Si l’opinion est confirmée par la Cour, le droit à l’avortement tel que protégé par le droit constitutionnel fédéral en vigueur en ce moment aux États-Unis sera totalement abrogé. L’argument avancé par le juge Alito est ancien et par ailleurs très populaire aux États-Unis. Dans son argumentation, le juge Alito note que « la jurisprudence Roe était, dès le début, terriblement erronée » et que, pour cela, elle n’a pas conduit au règlement à l’échelle nationale de la question de l’avortement mais a plutôt « mis le feu au débat et approfondi la division ». On ressent dans la décision du juge Alito une nostalgie de l’époque antérieure à la jurisprudence Roe. Comme il le note très clairement, « au moment de la jurisprudence Roe, trente États interdisaient encore l’avortement. Quelques années avant la décision, un tiers l’avait autorisé mais la jurisprudence Roe a arrêté brusquement ce processus politique. » Sa tendance originaliste transparait clairement dans ces déclarations. Pour les auteurs de cette doctrine, la Cour suprême doit interpréter la Constitution en recherchant principalement l’intention originelle des Pères fondateurs au moment de la rédaction de la Constitution et éviter de faire entrer dans le giron fédéral, des questions que ceux-ci voulaient voir relever du pouvoir des États. Le professeur Raoul Berger, tenant de la thèse originaliste, a défendu l’idée selon laquelle le XIVe amendement aurait été instrumentalisé par la Cour suprême pour créer un « gouvernement par le pouvoir judiciaire »[18]. Selon cette approche, la question du droit à l’avortement ne devrait pas faire l’objet d’un principe général imposé par le gouvernement fédéral. C’est aux États, comme c’était le cas avant 1973, de décider librement d’autant plus que « le droit à l'avortement n'est pas profondément enraciné dans l'histoire et les traditions de la Nation. », comme le souligne le juge Alito dans son projet de décision.
Même s’il ne s’agit que d’une opinion non définitive, l’on est en droit de craindre effectivement la fin du droit à l’avortement aux États-Unis. Toutefois, convient-il de noter que cette décision n’interdit pas l’avortement aux États-Unis ; elle conduit à faire cesser toute protection fédérale de ce droit. Il reviendra à chaque État de déterminer la législation qu’il souhaite voir appliquer sur leur territoire. Une telle fuite va néanmoins laisser de très lourdes conséquences sur le fonctionnement futur de la Cour suprême américaine. Le juge en chef John Roberts aura la lourde tâche de gérer cette « crise » qui s’ouvre au sein de la Cour. À l’instar du juge Burger qui, à la suite de la divulgation de la décision Roe c. Wade, avait dû prendre des mesures drastiques concernant la gestion de la Cour notamment la « règle des 20 secondes »[19], le juge Roberts devra trouver le moyen d’éviter un enlisement de la crise et surtout prévoir des mesures afin que ne se répète pas, à l’avenir, un nouveau scandale des « Supreme Court Papers ».
[1] Dans ce billet, nous commentions l’ordonnance de la Cour suprême du 1er septembre 2021, Whole Woman’s Health et al. v. Austin Reeve Jackson, Judge, et al., no 21A24. Pour aller plus loin, voir la chronique de jurisprudence étrangère plus complète du professeur Julien Jeanneney, « La revanche de Calhoun : l’interruption volontaire de grossesse au défi du fédéralisme américain », Revue française de droit administratif, vol. 37, n°6, 2021, p. 1119-1128
[2] Cour suprême américaine, Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization, numéro de dossier 19-1392
[3] Cour suprême américaine, Roe c. Wade, 410 U.S. 113 (1973)
[4] Cour suprême américaine, Planned Parenthood of Southeastern Pa. c. Casey, 505 U.S. 833 (1992)
[5] https://www.oyez.org/cases/2021/19-1392
[6] https://www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473
[7] James Robenalt, « The original Roe v. Wade decision also was leaked to the press », Washington Post, 03 mai 2022, [https://www.washingtonpost.com/history/2022/05/02/leak-time-magazine-roe-wade/]
[8] Kimberly Leonard, « The Supreme Court's Roe v. Wade leak to Politico is unprecedented, but details about justices' secret inner deliberations have become public before », 03 mai 2022, [https://www.businessinsider.com/supreme-court-roe-wade-politico-history-of-leaks-2022-5?r=US&IR=T]
[9] Voir « Abortion and the Supreme Court. This is the moment for the Justices to turn the issue over to the voters. », WSJ, 22 avril 2022, [https://www.wsj.com/articles/abortion-and-the-supreme-court-dobbs-v-jackson-mississippi-john-roberts-11651009292]
[10] Josh Gerstein et Alexander Ward, « Supreme Court has voted to overturn abortion rights, draft opinion shows », Politico, 03 mai 2022, [https://www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473]
[11] Blog de la Cour suprême, Tweet du 03 mai 2022, [https://twitter.com/SCOTUSblog/status/1521295411545260035]
[12] Voir communiqué de presse du 03 mai du Bureau de l’information de la Cour suprême américaine, [https://www.supremecourt.gov/publicinfo/press/pressreleases/pr_05-03-22]
[13] Tom Goldstein, « How the leak might have happened », Blog de la Cour suprême, 5 mai 2022, [https://www.scotusblog.com/2022/05/how-the-leak-might-have-happened/]
[14] Cour suprême américaine, Griswold c. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965)
[15] Audition orale de l’affaire Dobbs c. Jackson Women's Health Organization, [https://www.oyez.org/cases/2021/19-1392]
[16] Voir par exemple les jurisprudences Planned Parenthood of Southeastern Pa. c. Casey, 505 U.S. 833 (1992) ou encore Whole Woman’s Health c. Hellerstedt, 579 U.S. ___ (2016) et June Medical Services L.L.C. c. Russo, 591 U.S. ___ (2020)
[17] Voir projet de décision dans l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization, in Josh Gerstein et Alexander Ward, « Supreme Court has voted to overturn abortion rights, draft opinion shows », Op. Cit.;
[18] Raoul Berger, Government by judiciary, Liberty Fund, 2ème édition, 1997
[19] C’est une règle créée par le juge en chef Warren Burger à la suite de la fuite de la décision Roe c. Wade en vertu de laquelle, tout greffier surpris en train de parler à un journaliste devrait être renvoyé dans les 20 secondes.
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