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Irrégularités et manœuvres électroniques à l’origine d’une nouvelle annulation d’élections législatives par le Conseil constitutionnel, Eric SALES, Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier, CERCOP



Irrégularités et manœuvres électroniques 
à l’origine d’une nouvelle annulation d’élections législatives 
par le Conseil constitutionnel, 

Eric SALES, 
Maître de conférences de droit public, HDR,
 Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier, 
CERCOP

Dans un récent et précédent billet publié dans ce blog[1], il était question de mettre en évidence l’annulation des élections des députés de l’étranger dans la 2ème et dans la 9ème circonscriptions en raison de dysfonctionnements dans les modalités d’exercice du vote électronique lequel est autorisé pour les citoyens français expatriés[2]. Le Conseil a estimé que de nombreux électeurs – inscrits dans le bureau de vote électronique – avaient été empêchés de voter en raison de l’absence de délivrance des messages téléphoniques contenant les mots de passe, prévus par la réglementation, pour leur permettre de s’identifier sur le système informatique de vote. Au regard de l’écart de voix entre les candidats en concurrence, il en avait déduit une atteinte à la sincérité du scrutin tout en prenant le soin de souligner que les responsables politiques concernés n’étaient nullement responsables des défaillances relevées dans les conditions d’exercice du vote par internet.

En revanche, la situation était bien différente dans la 8ème circonscription (Italie, Malte, Saint-Marin, Saint-Siège, Chypre, Grèce, Turquie, Israël) au sein de laquelle M. Habib (UDI) a été élu en devançant de quelques voix Mme Deborah Abisror - de Lieme (Ensemble !). En effet, ce sont ici des irrégularités commises par la voie électronique par les sympathisants du candidat élu (I) et des manœuvres électroniques du candidat lui-même (II) qui ont été à l’origine d’une nouvelle annulation prononcée par le Conseil le 3 février 2023[3] pour atteinte à la sincérité du scrutin (III).

I – Les irrégularités commises par la voie électronique par les sympathisants du candidat élu

Il n’est pas rare de retrouver dans le monde virtuel des procédés irréguliers déjà utilisés dans la vraie vie. Il en est ainsi notamment dans la vie politique. La réglementation concernant les élections précisait, à l’origine, qu’il était interdit de distribuer ou de faire distribuer, le jour du scrutin, des bulletins, circulaires et autres documents. Dans sa version initiale de 1964, l’article L. 49 du code électoral avait donc pour objectif de lutter contre une propagande politique des derniers instants susceptible de perturber le bon déroulement des opérations électorales. Chacun songe ici aux campagnes tardives et nocturnes d’affichage illégal réalisées par les équipes des candidats en compétition[4]. En 1985, l’article est complété pour être adapté à l’évolution des moyens de communication en prévoyant désormais, à partir de la veille du scrutin à minuit, qu’il est interdit de diffuser ou de faire diffuser par tout moyen de communication audiovisuelle tout message ayant le caractère de propagande électorale. En 2004, la loi pour la confiance dans l’économie numérique, actant de l’impact des nouvelles technologies, remplace la formule précédente en soulignant qu’il est désormais interdit de diffuser ou de faire diffuser par tout moyen de communication au public par voie électronique tout message ayant le caractère de propagande électorale à partir de la veille du scrutin à minuit[5]. La réglementation évolue donc avec les changements observés dans les moyens et les supports de la propagande politique en tentant de couvrir la diversité qui les caractérise.

Dans le cas d’espèce, l’irrégularité commise l’a été par la voie électronique le jour du second tour de scrutin. Les sympathisants de M. Habib ont diffusé sur divers réseaux sociaux des messages appelant à voter pour ce candidat, contrevenant ainsi aux règles de l’article L. 49 du code électoral. Le procédé se rapproche donc des vieilles pratiques de l’affichage nocturne avec toutefois des différences déterminantes. En effet, le support change en même temps que le contenu de la propagande politique diffusée et l’impact est sans doute plus important. Par ailleurs, le Conseil fait observer que cette communication politique a été de nature à influencer le vote d’un nombre significatif d’électeurs car certains auteurs s’exprimaient en leur qualité d’élu municipal en Israël alors que d’autres se faisaient le relais de consignes de vote d’autorités religieuses. La consule de France à Tel-Aviv, dans une note dévoilée par le Canard Enchaîné en juin 2022[6], avait notamment souligné l’ingérence d’une élue d’une mairie étrangère dans l’organisation d’élections françaises en précisant que cette commune balnéaire de Netanya est particulièrement connue pour le nombre important d’expatriés français qui y résident.

II – Les manœuvres électroniques du candidat élu

Au-delà des irrégularités précitées, le candidat élu était également mis en cause directement pour des agissements particulièrement graves visant à détourner, à son avantage, le vote électronique de certains électeurs. Pour ce faire, M. Habib a organisé un système d’assistance téléphonique à l’attention des électeurs rencontrant des difficultés pour voter par internet. A l’occasion des appels téléphoniques, il est avéré que les nombreux opérateurs mobilisés ont proposé aux citoyens expatriés de voter sur internet à leur place en utilisant leurs identifiants et mots de passe. Les manœuvres étaient donc multiples. Tout d’abord, il y a eu une volonté délibérée de contourner la cellule d’assistance officielle et exclusive présente sur tous les sites des ambassades et consulats permettant aux électeurs en difficulté de remplir un formulaire de contact de l’assistance dans le cadre du vote par internet[7]. Ensuite, derrière l’apparence d’une aide bienveillante, était organisée la captation des informations confidentielles permettant aux électeurs de s’identifier sur le système de vote informatique. Le procédé, qui ressemble à un système organisé de « procuration forcée » ou de « procuration de fait », était finalement destiné à récupérer et à rediriger les voix des citoyens en les dépossédant, en pratique, de l’exercice de leur droit de vote et de leur choix politique. Il est intéressant de noter que ces pratiques scandaleuses et indignes avaient été également relevées par la consule de France à Tel-Aviv dans la note précitée.

Face à de telles manoeuvres frauduleuses mettant en péril le bon fonctionnement des opérations électorales et, par voie de conséquence, la confiance dans le système démocratique et la démocratie elle-même, il conviendrait sans doute de considérer que l’annulation de l’élection s’impose sans prendre en considération l’écart de voix entre les candidats en compétition. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg pourrait servir utilement de guide en la matière[8]. Par ailleurs, de simples considérations éthiques ont déjà été avancées en doctrine pour inviter le Conseil constitutionnel à faire preuve d’une plus grande sévérité afin de maintenir “la croyance en la vertu de la légitimité démocratique”[9]. Tel n’est pas le cas dans cette affaire dans la mesure où le Conseil a fait application de sa jurisprudence classique en retenant que “ces irrégularités et manœuvres ont été, au regard de l’écart de voix constaté au second tour, de nature à altérer la sincérité du scrutin”.

III – L’atteinte caractérisée à la sincérité du scrutin

L’atteinte à la sincérité du scrutin n’est pas toujours facile à comprendre et à mesurer. En revanche, dans le cas d’espèce, cela apparaît assez clairement car les manœuvres mises en place n’ont pas permis à certains électeurs de se déterminer librement et en toute indépendance. Associées à la méconnaissance de l’article L. 49 du code électoral, elles ont donc été de nature, en raison de la faible différence de voix entre les deux candidats en compétition au second tour, à fausser les résultats des opérations électorales. Pour les élections des députés de l’étranger dans la 8ème circonscription, à l’issue du second tour, M. Meyer Habib (UDI) l’avait emporté avec 50, 58 % des voix face à Mme Deborah Abisror - de Lieme (Ensemble !) ayant totalisé 49,42 % des suffrages exprimés. L’écart entre les deux candidats était de 193 voix.

Dans cette affaire, il peut paraître surprenant pour le Conseil constitutionnel de ne pas avoir tiré toutes les conséquences de la fraude ainsi caractérisée. Le code électoral lui donnait pourtant la possibilité de prononcer l’inéligibilité de M. Habib. En observation de l’article L.O. 136-3 du code précité, saisi d'une contestation contre l'élection, le Conseil constitutionnel peut déclarer inéligible, pour une durée maximale de trois ans, le candidat qui a accompli des manœuvres frauduleuses ayant eu pour objet ou pour effet de porter atteinte à la sincérité du scrutin. Dans sa jurisprudence, le Conseil retient effectivement qu’il peut d’office déclarer un candidat inéligible si les manœuvres présentent – par leur nature et leur ampleur – un caractère frauduleux, si elles ont été accomplies par le candidat concerné et si elles ont eu pour objet ou pour effet de ne pas respecter la sincérité du scrutin[10].

Le Conseil a fait notamment application de cette règlementation en la matière dans sa décision du 28 janvier 2022 concernant les élections législatives dans la 15ème circonscription de Paris[11] dont il a prononcé l’annulation en l’accompagnant d’une déclaration d’inéligibilité du candidat fautif lequel avait, par des manœuvres, créé la confusion chez les électeurs en se réclamant à tort sur ses bulletins de vote d’un parti politique[12] dont il n’avait pas obtenu le soutien et en utilisant une identité différente de la sienne[13]. Dans l’affaire de la 8ème circonscription des députés de l’étranger, le Conseil aurait pu reproduire sans difficultés le même raisonnement et la même sanction. Il ne l’a sans doute pas fait au regard de son pouvoir d’appréciation en observation de la règlementation. Il n’est effectivement jamais dans l’obligation de prononcer une inéligibilité. Toutefois, sa décision laisse tout de même un sentiment d’inachevé tout en interrogeant le caractère variable des solutions retenues. En ce qui concerne M. Habib, l’inéligibilité et la suspension de sa carrière politique en France[14] paraissaient s’imposer tant sur le terrain des principes qu’au regard des manœuvres constatées lesquelles ont peut-être été tempérées par le renoncement politique assez étonnant des électeurs ayant communiqué à un tiers non identifié les codes d’accès pour voter sur internet à leur place.

[1] Qu’il soit permis de renvoyer à Eric Sales, « Des dysfonctionnements dans le vote électronique à l’origine de l'annulation d’élections législatives par le Conseil constitutionnel », Le blog du cercop, 28 janvier 2023, https://montpelliercercop.blogspot.com/2023/01/des-dysfonctionnements-dans-le-vote.html

[2] Loi du 28 mars 2003, JORF n°75 du 29 mars 2003, Texte n° 2.

[3] CC, n° 2022-5773, AN du 3 février 2023, Français établis hors de France (8ème circ.), Mme Deborah ABISROR DE LIEME.

[4] Par exemple, en 1974, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas étaient poursuivis pour délit d’affichage illégal en fin de campagne politique devant le tribunal correctionnel de Paris. Voir, Trib. Corr., Paris, 3 décembre 1974, GP 1975, 315, note Amson.

[5] En 2019, une dernière version interdira, toujours à partir de la veille du scrutin à minuit, de tenir une réunion électorale et de procéder, par un système automatisé ou non, à l'appel téléphonique en série des électeurs afin de les inciter à voter pour un candidat. V. La loi n° 2019-1269 du 2 décembre 2019 visant à clarifier diverses dispositions du droit électoral, JORF n°0280 du 3 décembre 2019.

[6] « Habib en Terre promise », Le Canard Enchaîné, juin 2022.

[7] https://pastel.diplomatie.gouv.fr/enquetes/index.php/482966

[8] En ce sens, voir, CourEDH, Namat Aliyev c. Azerbaïdjan, 1ère Sect. 8 avril 2010, Req. n° 18705/06. Dans cette affaire la Cour de Strasbourg a retenu que les irrégularités alléguées ont été de nature à contrecarrer le caractère démocratique des élections tout en remettant en cause le droit du requérant de se porter librement et effectivement candidat.

[9] En ce sens, v. D. Rousseau, “Droit du contentieux constitutionnel”, Montchrestien, 6e éd., 2001, p. 364. V. également, J. Robert, “La Garde de la République. Le Conseil constitutionnel raconté par l’un de ses membres”, Plon, 2000, p. 154 et s. Toutefois, d’autres raisons, reposant notamment sur le respect de la simple logique majoritaire ou sur des questions financières car il est coûteux d’organiser des élections, permettent malheureusement de justifier la prise en compte de l’écart de voix. Pour l’analyse d’autres raisons, v. F. Mélin-Soucramanien, « Le Conseil constitutionnel, juge électoral », Pouvoirs 2003/2, n° 105, p. 117-131, part. p.126 et s. En d’autres termes, les irrégularités relevées ne sont pas prises réellement en considération par le Conseil constitutionnel dès lors que subsiste toujours, après leur constat, un écart de voix important entre les candidats en cause.

[10] V. notamment CC, n° 2021-5726/5728 AN, du 28 janvier 2022, Paris (15ème circ.), M. Pascal FANTON et autre, JORF n°0017 du 21 janvier 2022, texte n° 61.

[11] CC, n° 2021-5726/5728 AN, du 28 janvier 2022, Paris (15ème circ.), M. Pascal FANTON et autre, préc.

[12] Il s’agissait de « La République en Marche ! ».

[13] M. Jean-Damien de SINZOGAN a utilisé le nom de « Jean de BOURBON ».

[14] Comme le fait observer le journal Libération, M. Habib – franco-israélien – dispose de soutiens importants qui, à eux seuls, permettent de comprendre que sa vie politique pourra toujours se poursuivre assez facilement. Ce proche de Benjamin Netanyahou est d’ailleurs pressenti pour devenir ambassadeur d’Israël en France. V. Salomé Chergui, « D’un poste à l’autre, privé de son siège de député, Meyer Habib pressenti pour devenir ambassadeur d’Israël en France », Libération, du 3 février 2023, https://www.liberation.fr/politique/legislatives-meyer-habib-perd-son-siege-de-depute-20230203_ARNVSAA7IJHD5CNYT3HDQ6ESF4/

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