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La charte constitutionnelle du numérique, travail réalisé par les étudiants du Master 2 Théorie et Pratique du Droit Constitutionnel de Montpellier, sous la direction du Professeur Dominique ROUSSEAU












La charte constitutionnelle 
du numérique

Travail réalisé par les étudiants du Master 2 Théorie et Pratique du Droit Constitutionnel (TPDC) de Montpellier :

Valentine BENEDETTI, Milva BRESOLIN, Eloïse CHARVAT-NIEL, Amina HAMLAOUI, Celena HAYANI, Marine LEBLANC, 
Emma PIGNAN, Camille POIRIER  et Florian SEULIN.

Sous la direction du Professeur Dominique ROUSSEAU, 
Professeur émérite, Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne

La charte constitutionnelle du numérique

Le peuple français,

Considérant ;

La progression des nouvelles technologies et l’importance croissante des outils numériques,

La dématérialisation des services publics et la nécessité pour le peuple d’y avoir accès en continuité,

L’engagement de l’Etat dans la lutte contre la diffusion de fausses informations et des contenus illicites,

La recherche d’une protection des droits du numérique, tels que la protection des données personnelles et la liberté d’expression, au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation,

PROCLAME :

Article 1 : Neutralité du net

Le droit à l’égalité de traitement et d’acheminement des flux d’informations est garanti sur internet, quel que soit l’émetteur ou le destinataire.

Article 2 : Liberté d’expression en ligne

La liberté d’expression en ligne est un mode d’expression, de communication et d’information privilégié dans une société démocratique. En découle un droit d’accès minimal à internet.

Il est du devoir de l’hébergeur de retirer, dans un délai raisonnable, tout contenu relevant d’un abus à la liberté d’expression.

Article 3 : Droit à l’égalité d’accès au service public en ligne

L'égalité d’accès aux services publics en ligne est garantie par les politiques publiques, qui mettent en œuvre les mesures nécessaires pour atteindre ce principe.

L’administration a l’obligation de maintenir un accès matérialisé aux services publics.

Article 4 : Droit à l’ouverture des données publiques

Il incombe aux pouvoirs publics de garantir l'accessibilité, l’exploitation et la réutilisation libres et gratuites des données publiques, dans les conditions déterminées par la loi.

Article 5 : Obligation de transparence des algorithmes

Toute décision adoptée par les pouvoirs publics ne peut être fondée exclusivement sur un algorithme.

Les décisions prises sur le fondement d’un algorithme sont conditionnées au respect d’une obligation de transparence, dans les conditions déterminées par la loi.

Article 6 : Protection des données personnelles

Toute personne a droit à la protection de ses données personnelles en ligne.

Chacun dispose d’un droit de regard, de confidentialité et de contrôle sur la diffusion de ses données personnelles. L’utilisation des données personnelles est soumise à un consentement libre et éclairé.

Une conservation des données personnelles par les pouvoirs publics, strictement limitée et temporaire, ne peut être justifiée que par un motif d’intérêt général.

Article 7 : Droit à l’oubli numérique

Toute personne physique ou morale a un droit au déréférencement de ses informations personnelles au sein des moteurs de recherche, à condition qu’elles ne soient pas d’intérêt public.

Un droit à la suppression de leurs données est garanti dès lors qu’un motif légitime le justifie et qu’aucune limite légale n’impose leur conservation.

Article 8 : Droit à l’éducation au numérique

L’éducation et la formation à l’utilisation du numérique doivent contribuer à l’exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte.

Il incombe aux politiques publiques de mettre en œuvre les moyens nécessaires au plein exercice de ce droit.


Sur l’intérêt d’une charte constitutionnelle du numérique

Selon l’INSEE, en 2021, 93% des ménages ont un accès à l’internet en France, contre seulement 12% en 2000. L’expansion de l’utilisation d’internet est telle que s’ouvre une réelle réflexion sur l’opportunité de créer une charte constitutionnelle du numérique.

La protection du numérique n’est pas une préoccupation nouvelle. De nombreuses études sur le sujet sont mises en avant. Le Conseil d’Etat a par exemple consacré son étude annuelle de 2014 sur le numérique et les droits fondamentaux. En 2016, l’Union européenne adopte le Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui vise principalement à protéger les données personnelles des personnes physiques ainsi qu’à responsabiliser les entreprises qui traitent et collectent ces données. Le droit de l’Union a ainsi consolidé le dispositif de protection des données prévu par le législateur français à travers la loi du 6 janvier 1978 dite “loi informatique et libertés”. Néanmoins, l’exploitation des données personnelles n’est qu’un aspect parmi tant d’autres de l’impact du numérique sur les droits et libertés des citoyens. En 2018, plusieurs députés français avaient défendu l’inscription d’une charte du numérique dans la Constitution, mais cette proposition n’a par la suite jamais abouti.

De manière générale, la présente charte vise donc à reprendre des droits existants au niveau international ou national, en les élevant au rang constitutionnel. La constitutionnalisation de ces droits permettrait de garantir leur protection dans la durée, en les mettant notamment à l’abri des modifications du législateur. Ainsi, cette charte conférerait un ancrage textuel à la protection de nos droits et libertés par le Conseil constitutionnel - plus haute instance juridique de notre pays - dans le domaine du numérique. L’importance de la mise en place d’un texte comme la charte du numérique permettra de légitimer le contrôle du juge constitutionnel.

Sur la place de la charte au sein du bloc de constitutionnalité :

Il paraît opportun d’intégrer cette charte constitutionnelle du numérique au préambule de la Constitution de 1958, aux côtés de la charte de l’environnement, du préambule de la Constitution de 1946 et de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. En choisissant de ne pas inclure la charte dans le texte même de la Constitution de 1958, l’idée d’un texte constitutionnel inédit se trouverait nécessairement renforcée. Par un raisonnement analogue à celui des auteurs de la charte de l’environnement de 2005, l’idée est de conférer à ce texte une haute portée symbolique mais également de souligner l’importance politique que la France souhaite donner au droit du numérique.

Sur la philosophie générale de la charte :

De manière générale, la charte constitutionnelle du numérique a une dimension démocratique et sociale.

“Le numérique est une forme de révolution culturelle avec une série de conséquences, y compris des conséquences politiques, des conséquences sur la démocratie” disait le professeur de droit public Henri Oberdorff.

Aujourd’hui, l’intérêt démocratique que suscite le numérique est indéniable. Celui-ci contribue à renforcer le débat public en facilitant le partage d’informations et de différentes idées sociétales. La participation citoyenne a muté avec l’essor d’internet qui se révèle être un lieu privilégié de l’expression démocratique dans le monde. Beaucoup ont par exemple estimé que les médias sociaux ont joué un rôle considérable dans le “printemps arabe”. En France, les réseaux sociaux ont sans aucun doute contribué à l’émergence et à la pérennisation du mouvement social dit des “gilets jaunes”, qui critique le déficit démocratique de la Vème République. Par ailleurs, depuis plusieurs années, il est possible d’observer une dérive de certains Etats qui verrouillent la liberté d’expression en ligne - et donc la liberté d’expression en elle-même - ou encore qui créent leur propre réseau internet. La Chine, la Russie ou encore l'Arabie saoudite en sont des exemples emblématiques. Le Conseil des droits de l’homme des Nations-Unis a condamné sans équivoque de telles pratiques qui visent à empêcher ou perturber l’accès ou la diffusion de l’information en ligne. Dès lors, il ne fait aucun doute que la protection de la liberté d’expression en ligne est primordiale pour une société démocratique. De plus, la charte constitutionnelle du numérique vise également à renforcer l’exigence de transparence qui pèse sur les pouvoirs publics dans leurs rapports avec les citoyens, de sorte à consolider un lien de confiance qui aujourd’hui fait cruellement défaut.

La charte présente également une dimension sociale qui passe principalement par la protection des plus vulnérables dans ce nouveau monde du numérique. Il s’agit non seulement de protéger le simple citoyen contre les grandes multinationales du numérique, mais également de protéger les personnes présentant des difficultés dans l’utilisation d’internet. Dans cette perspective, la présente charte entend résorber les inégalités entre citoyens dans l’accès à internet et aux services publics, ces derniers faisant l’objet d’une dématérialisation croissante.

La protection du droit au respect de la vie privée étant consacrée par l’article 2 de la DDHC, la consécration d’un tel droit sur le net en tant que tel ne nous est pas apparue nécessaire. Pour autant, il nous est apparu essentiel de consacrer ses corollaires dans l’espace numérique que sont le droit à la protection des données personnelles et le droit au déréférencement.

En outre, nous avons fait le choix de consacrer à la fois des droits et des devoirs. Afin d’éviter les problèmes soulevés par la charte de l’environnement dans son invocabilité par le justiciable, il est nécessaire de consacrer certains principes en tant que droits et libertés constitutionnellement garantis plutôt que d’obligations à la charge de l’Etat. Cela permettra d’éviter que ces principes soient privés de possibilité de fonder une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), l’un des critères de filtrage QPC étant en effet de savoir si l’atteinte invoquée concerne bien un droit ou une liberté que la constitution garantit. Cependant, nous estimons que certains des principes déclarés ne doivent pas l’être en tant que droits mais comme devoir, car il incombera aux autorités de les organiser et les mettre en œuvre. Il s'agit plutôt de demander l’action du législateur sur ces points.

En réalité, quelle nouveauté opère cette charte par rapport à la Déclaration de 1789 et à la jurisprudence du Conseil Constitutionnel ?

En ce qui concerne la neutralité du net (article 1 de la charte) :

L’article 1 de la présente charte constitutionnalise le principe de neutralité du net. Il est rédigé ainsi : “L’égalité de traitement et d’acheminement des flux d’informations est garantie sur internet, quel que soit l’émetteur ou le destinataire.”

La notion de « neutralité du net » a été popularisée au début des années 2000 par Tim Wu, professeur de droit à New York. Ce principe a pour objet de n’imposer ni de favoriser certains flux d’informations et de préserver le libre choix de l’utilisateur entre les différents services disponibles sur internet.

Le principe de neutralité de l’internet a déjà été consacré par le législateur en France. En effet, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique confie à l'Arcep la mission de protéger la neutralité de l'internet (art. L.33-1 du code des postes et des communications électroniques). La neutralité du net est envisagée comme un corollaire de la liberté d’accès à internet. Ce principe essentiel au fonctionnement du réseau garantit l’égalité entre les internautes, et permet l’exercice de nombreux droits et libertés essentiels. C’est la raison pour laquelle il nous est apparu indispensable à élever au rang constitutionnel, au sein de la présente charte.

➤ En ce qui concerne la liberté d’expression et de communication (article 2 de la charte) :

L’article 2 de la présente Charte reprend le principe de la liberté d’expression dans le cadre de son utilisation sur l’internet. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 prévoit également la protection d’une telle liberté de manière générale. Suite à la fameuse décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2009, dite “HADOPI”, il nous a semblé opportun de constitutionnaliser ce nouveau volet de la liberté d’expression qu’est l’expression sur internet. Autrement dit, cet article vient consolider une jurisprudence fondatrice.

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a considéré que l’internet était un “mode privilégié d'expression”. Cette formulation forte nous a semblé démontrer la volonté du juge constitutionnel de consacrer cette facette de la liberté d’expression. De son côté, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans son arrêt rendu le 10 juin 2009, “Times Newspaper c. Royaume-Uni”, a affirmé l’importance que revêt internet dans la liberté d’expression en estimant que les sites internet, grâce à leur accessibilité, contribuent grandement à faciliter l’accès du public aux actualités et à la communication de l’information. Dans cette décision, elle a reconnu une liberté d’accès à internet qu’elle rattache à l’article 10 de la Convention EDH.

De même, il est apparu opportun d’envisager la liberté d’expression sous ses trois composantes ; la liberté de s’exprimer, la liberté de communiquer et la liberté d’information (recevoir et transmettre). En effet, ces trois dimensions s’exercent en puissance sur l’internet, nécessitant à nos yeux une reconnaissance individuelle de chacune.

Dans la décision HADOPI, le Conseil constitutionnel a aussi mis l’accent sur la nécessité de garantir un accès minimal à tous à l’internet, notamment en raison de son caractère privilégié de moyen de communication. De plus, cela se justifie par son rôle dans l’expression démocratique et de débat public. Ainsi, l’opportunité d’inscrire cet accès minimal à internet dans une disposition constitutionnelle paraissait évidente. Selon nous, il devait se matérialiser par une obligation pour les pouvoirs publics de ne pas restreindre totalement cet accès, quelle que soit la justification.

Enfin, il nous a semblé nécessaire d’inscrire l’interdiction de l’abus de droit. Cette interdiction est déjà bien ancrée dans notre droit à travers la jurisprudence constitutionnelle et européenne. Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a défini les différents types d’abus de la liberté d’expression. Il s’agit de l’apologie du terrorisme, la diffusion d’images pédopornographique, ou de tout autre contenu contraire à l’ordre public. Les Sages de la rue Montpensier ont également précisé que le retrait de ces données par les hébergeurs doit se faire dans un délai raisonnable. C’est sur la base de cette jurisprudence que nous avons rédigé notre deuxième alinéa. Cependant, nous n’avons pas entendu dresser de liste, permettant ainsi une interprétation extensive par les juridictions et une protection accrue de la liberté d’expression. Par ailleurs, le juge européen protège également les abus de la liberté d’expression sur la base de l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

➤ En ce qui concerne le droit à l’égalité d’accès au service public numérisé (article 3 de la charte) :

La dématérialisation croissante des services publics a fait émerger la nécessité d’une consécration textuelle d’un droit d’accès à internet au niveau constitutionnel, sans quoi naîtrait le risque de creuser un fossé entre les citoyens, de créer une “citoyenneté à deux vitesses”.

En 2020, un nombre conséquent de délégués locaux du Défenseur des droits constatent combien les relations avec les services publics dématérialisés peuvent fragiliser les plus vulnérables. Selon Claire HÉDON, “si la dématérialisation a facilité les démarches d’un certain nombre d’usagers, elle est devenue un obstacle à l’accès aux droits pour d’autres, provoquant une réelle déshumanisation du service public, une perte de lien social”.

Ces personnes “vulnérables” sont les personnes âgées, les précaires dépourvus d’ordinateurs ou de smartphones, les personnes n’ayant pas l’habitude d’utiliser les plates-formes, ou encore les habitants des “zones blanches”. Sont également considérablement impactés les personnes étrangères dans la mesure où les préfectures sont sous-dotées en effectif et ne peuvent pas gérer toutes les demandes de titre de séjour via internet. La crise du Covid-19 a eu un effet profondément catalyseur sur cette “fracture du numérique”, avec la fermeture des guichets pendant plusieurs mois.

Pour la Défenseure des droits, il y a donc urgence à agir. La reconnaissance d’une obligation matérielle visant à résorber les inégalités d’accès aux services publics en ligne, et pesant sur les pouvoirs publics semble donc nécessaire. De plus, si le Conseil constitutionnel protège l’égalité devant le service public (décisions n°2001-446 DC, 27 juin 2001; n°2009-584 DC, 16 juillet 2009 ; n°2019-794 DC, 20 décembre 2019), il ne s’est jamais prononcé sur les conséquences de la dématérialisation des services publics sur le principe d’égalité.

Cette obligation matérielle viserait à fixer une ligne de conduite aux pouvoirs publics pour lutter contre la fracture numérique : premièrement, une politique de renforcement de l’éducation et de formation à l’utilisation du numérique ; deuxièmement, une politique de distribution et/ou de mise à disposition d’outils numériques à destination des plus précaires, et enfin, une politique d’aménagement du territoire visant à résorber les “zones blanches”.

Par ailleurs, cette obligation constitutionnelle viserait également à contraindre les pouvoirs publics à garantir un accès aux services publics qui demeurerait matérialisé.

➤ En ce qui concerne l’Open Data (article 4 de la charte) :

Depuis la loi du 17 juillet 1978, il existe un droit individuel de communication des documents administratifs. Cependant, il s’agissait d’une logique de demande d’accès par les personnes, et non d’une logique d’offre par l’administration. Or, l’Open data suppose d’imposer à l’administration des obligations de publication, et de lui offrir la faculté de rendre publique toute donnée non confidentielle.

La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique consacre une telle ouverture de l’accès aux données publiques. Elle prévoit notamment une obligation générale de publication des documents administratifs, des bases de données et des données mises à jour de façon régulière, dont la publication présente un intérêt économique, social, sanitaire, ou environnemental (article L. 312-1-1 CRPA). Cette obligation ne s’applique que pour les collectivités territoriales de plus de 3 500 habitants.

La loi prévoit ensuite une liberté totale d’utilisation des documents, données ou base de données publiées par les personnes publiques (article L. 321-1 CRPA).

Au niveau constitutionnel, le Conseil constitutionnel a récemment reconnu un droit d’accès aux documents administratifs sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration de 1789 (décision n°2020-834 QPC, 3 avril 2020. À côté du droit d’accès aux documents administratifs, le Conseil constitutionnel a également reconnu un droit d’accès aux archives publiques (décisions n°2017-655 QPC, 15 septembre 2017 ; n°2021-822 DC, 30 juillet 2021).

L’article 15 de la DDHC de 1789 dispose que “La société́ a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.”. Il semblerait donc que la portée de cette disposition constitutionnelle soit limitée à la possibilité de formuler une demande de communication de documents administratifs. Dès lors, la jurisprudence constitutionnelle actuelle, fondée sur cet article 15, ne consacre pas un véritable droit à l’ouverture des données publiques. Au-delà de cette première incertitude, il est clair que la jurisprudence constitutionnelle ne reconnaît pas un droit de réutilisation des informations publiques.

La formulation de l’article 4 de notre charte renvoie aux trois exigences cumulatives de l’ouverture des données publiques. Ce mouvement suppose à la fois la disponibilité des données (ou accessibilité), l’exploitation des données et la liberté de réutilisation des données.

➤ En ce qui concerne les algorithmes (article 5 de la charte) :

Dans une décision rendue le 12 juin 2018, le Conseil constitutionnel a affirmé que le recours à un algorithme pour fonder une décision administrative individuelle doit être subordonné au respect de trois conditions.

D’une part, la décision administrative individuelle doit mentionner explicitement qu’elle a été adoptée sur le fondement d’un algorithme, et le responsable du traitement doit maîtriser l’algorithme et ses évolutions afin de pouvoir expliquer, en détail et sous une forme intelligible, à la personne concernée la manière dont le traitement a été mis en œuvre à son égard.

D’autre part, la décision administrative individuelle doit pouvoir faire l’objet de recours administratifs qui ne se fondent plus exclusivement sur l’algorithme. En cas de recours contentieux, le juge est susceptible d’exiger de l’administration la communication de l’algorithme.

Enfin, le recours exclusif à un algorithme est prohibé si ce traitement porte sur l’une des données sensibles, c’est-à-dire des données « qui révèlent la prétendue origine raciale ou origine ethnique », les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale d’une personne physique, des données génétiques, des données biométriques, des données de santé ou des données relatives à la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle d’une personne physique.

Il en résulte que des algorithmes dits « auto-apprenants » susceptibles de réviser eux-mêmes les règles qu’ils appliquent, sans le contrôle et la validation du responsable du traitement, ne peuvent être utilisés comme fondement exclusif d’une décision administrative individuelle.

L’article 22 du RGPD pose également le principe de l’interdiction de décisions purement algorithmiques. Nous avons donc fait le choix d’inscrire notre charte dans la continuité d’une telle prohibition, en l’assortissant d’une obligation de transparence au second alinéa. Cette transparence quant aux algorithmes utilisés se justifie aisément par le mouvement d’ouverture des données publiques consacré à l’article 4 de la charte. Si les pouvoirs publics assurent un open data, ils sont tenus de communiquer les algorithmes auxquels ils ont recours.

Cependant, il convient de préciser qu’une transparence absolue n’est pas envisageable dès lors que certaines données sensibles doivent demeurer protégées et confidentielles. Ainsi, l’article 7 de la charte opère un renvoi au législateur afin d’encadrer l’obligation de transparence (“dans les conditions déterminées par la loi”).

➤ En ce qui concerne la protection des données personnelles (article 6 de la charte) :

L’article 6 de la présente charte constitutionnalise le droit à la protection des données personnelles. Les données personnelles sont déjà définies par la loi depuis plus de 40 ans (loi de 1978) : « constitue une donnée à caractère personnel toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres ». C’est pourquoi nous avons fait le choix, au sein de l’article 6, de ne pas réitérer cette définition désormais commune.

Par la suite, quelle nécessité d’inclure un tel article ?

En 2018, lorsqu’un premier projet de charte constitutionnelle du numérique avait été discuté à l’Assemblée nationale, le fait d’y inscrire la protection des données personnelles était controversé. Pour certains députés, l’ajout de la protection des données personnelles « n’apportera rien de plus » à ce qui existe déjà (député Philippe Gosselin). Pour d’autres, au contraire, une telle mesure se justifie au nom de « la lutte contre [leur] utilisation extensive ou déraisonnée » par certaines entreprises (député Sacha Houlié). En effet, les médias rendent régulièrement compte d’une utilisation abusive des données personnelles par des entreprises. Récemment, on peut penser à la fuite de mots de passe par Google qui aurait touché 4,7 milliards de personnes, ou encore à l’application Elyse qui aurait collecté des données personnelles concernant les intentions de vote de ses utilisateurs. Un tour rapide d’horizon de l’actualité appuie donc la nécessité d’extraire la donnée privée du champ commercial.

Mais ce n’est pas tout. A travers la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, on décèle une volonté constante de protéger les données personnelles. Déjà en 2010, dans sa décision n° 2010-25 QPC du 16 septembre, le Conseil affirme que la conservation des données personnelles doit être proportionnée “compte tenu de l'objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées” (cons. 18).

En 2012, il encadre encore plus strictement l’utilisation des données personnelles. Dans sa décision n° 2012-652 DC, du 22 mars 2012, il pose ainsi que « la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d'intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à l'objectif poursuivi » (cons. 8).

Enfin, dans sa décision du 12 juin 2018, il juge contraire à la Constitution le nombre étendu de personnes susceptibles d’opérer un traitement de données en matière de condamnations pénales, au sein de la loi relative à la protection des données personnelles.

L’article 6 de la présente charte graverait donc dans le marbre cette jurisprudence constante du Conseil. Si les contours précis de la protection des données personnelles resteront fixés par le juge, il semble important d’affirmer l’attention du constituant portée à ce sujet.

➤ En ce qui concerne le droit à l’oubli numérique (article 7 de la charte) :

L’article 7 de la Charte prévoit en ses deux alinéas les deux dimensions du “droit à l’oubli” que sont le droit au déréférencement et le droit à l’effacement. Il nous a semblé important d’envisager ces deux aspects afin de garantir au mieux un véritable droit à disposer librement des informations personnelles détenues par internet.

Ainsi, le premier alinéa prévoit le droit au déréférencement qui consiste à supprimer un résultat sur un moteur de recherche. Il nous a semblé essentiel de constitutionnaliser cette possibilité consacrée à l’origine par la Cour de Justice Européenne le 13 mai 2014 (requête n°C-131/12). Il semble également opportun que le législateur prenne à l’avenir les dispositions nécessaires pour créer une régime de responsabilité opposable aux moteurs de recherche concernant le traitement de la demande de déréférencement. Il appartiendra aux juridictions compétentes de délimiter l’application de ce droit et son articulation avec les autres droits et libertés constitutionnels.
Nous avons cependant posé une condition d’intérêt public, qui s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence du juge judiciaire relative à la liberté de la presse et au droit à la protection de la vie privée des personnalités publiques, mais également la pratique de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL). La CJUE a également précisé que le droit au déréférencement ne prévaudrait pas si cela concernait une personnalité publique et que l’ingérence dans la vie privée était justifiée par un intérêt important de l’accès auxdites informations pour le public.

Enfin, le second alinéa de notre article 7 prévoit le droit à l’effacement, tel que prévu par l’article 17 du Règlement Général des Données Personnelles (Règlement (UE) 2016/679). Ce droit à l’effacement consiste, pour un individu, à obtenir l’effacement d’une photographie ou d’une information collectée par un organisme.
En accord avec les dispositions de l’article 17 du RGPD, le motif légitime que nous exigeons pour la mise en oeuvre de ce droit à l’effacement seraient une donnée utilisée à des fins de prospection, une donnée non ou plus nécessaire au regard des objectifs pour lesquels elle a été collectée, le retrait du consentement à son utilisation, un traitement illicite des données, une donnée collectée pendant la minorité de l’individu que ce dernier souhaite retirer, ou l’utilisation d’une donnée malgré le refus du traitement de celle-ci par l’individu.
De la même façon, il ne pourra être fait droit à la demande d’effacement si elle contrevient à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information, au respect d’une obligation légale (par exemple le délai de conservation d’une facture), si un intérêt public dans le domaine de la santé exige son maintien, si la donnée est utilisée à des fins archivistiques dans l'intérêt public, de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques, et enfin, si l’effacement contrevient aux droits de la défense.

➤ En ce qui concerne le droit à l’éducation au numérique (article 8 de la charte) :

Le Conseil de l’Europe met en avant l’importance d’une éducation à la citoyenneté numérique. L’objectif est de permettre, par l’éducation, une autonomisation des enfants. Cet accès à une éducation numérique est d’autant plus important pour les non “natifs du numérique”. Il apparaît donc logique d’inciter à la continuité d’une éducation au numérique au sein de cette présente charte, par le biais de cet article 8. Sans éducation au numérique, les droits et devoirs contenus dans la charte ne peuvent se déployer correctement. La formation et l’éducation au numérique doit donc être encouragée et favorisée pour tous, car elle est à la racine de nombreux autres droits.

En août 2020, l’Organisation des Nations Unies a également publié une note de synthèse consacrée à l’éducation durant la crise sanitaire, dans laquelle elle élargit la définition du droit à l’éducation pour y inclure le droit au numérique. Les Nations Unies ont fortement mis l’accent sur la nécessité d’un accès à des technologies “gratuites et en open source pour l’enseignement et l’apprentissage”. De plus, elles précisent que cette éducation numérique ne peut être apportée par des entreprises privées. Notre choix a donc été, en accord avec l’ONU, de mettre à la charge des pouvoirs publics une obligation de moyens quant à l’éducation au numérique.























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