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Retour sur la cérémonie de remise des mélanges en l'honneur du professeur Dominique ROUSSEAU, dans les grands salons de la Sorbonne, 18 mars 2022


Retour sur la cérémonie de remise des mélanges en l'honneur du 

Professeur Dominique ROUSSEAU, 

dans les grands salons de la Sorbonne, 18 mars 2022




La cérémonie de la remise des Mélanges en l'honneur du Professeur Dominique ROUSSEAU a eu lieu le 18 mars à 16h en Sorbonne dans le Grand Salon situé au 47 rue des écoles.

Les Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique ROUSSEAU, « Constitution, justice, démocratie », ont été publiés chez LGJD en 2020 (1120 p.).

➤ Résumé

Depuis près de quarante ans, Dominique Rousseau diffuse sans relâche, par ses écrits et ses enseignements, une pensée constitutionnelle riche et rigoureuse tout en affichant une réelle adhésion aux principes et aux valeurs de la démocratie libérale. À l'heure où celle-ci traverse l'épreuve de la montée des populismes, il figure toujours parmi les grandes plumes et les voix les plus influentes du droit constitutionnel pour défendre et sauvegarder l'héritage et l'esprit du constitutionnalisme issu de la philosophie des Lumières.

Après avoir longuement enseigné à Montpellier où il fonda le Centre d'études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques (CERCOP), il est désormais professeur émérite de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il a dirigé ces dernières années l'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS). Le sillon qu'il a creusé tout au long de son parcours a pleinement contribué à renouveler, à la faveur de la montée en puissance de la justice constitutionnelle en France et en Europe, notre regard sur le droit constitutionnel. Membre honoraire de l'Institut Universitaire de France et du Conseil supérieur de la magistrature, président du Tribunal constitutionnel d'Andorre, il a concilié sa réflexion académique et théorique avec un engagement sincère au service des institutions garantes de l'État de droit.

Dominique Rousseau méritait naturellement que sa carrière fût couronnée par un ouvrage collectif dédié à ces trois notions essentielles qui font battre le coeur des sociétés ouvertes : la Constitution, la justice et la démocratie. Ses collègues et amis ont tenu à le souligner en contribuant à la rédaction de ces Mélanges.

Avec les contributions de H. Abbassi, J. Arlettaz, F. Balaguer, J. Bell, Y. Ben Achour, J. Benetti, G. Bergougnous, X. Bioy, P. Blacher, S. Bolle, J. Bonnet, D. Breillat, L. Burgorgue-Larsen, M. Cadelli, J.-P. Camby, G. Canivet, O. Cayla, C. Chabrot, V. Champeil-Desplats, M. Chemillier-Gendreau, G. Clamour, M. Clapié, L. C. Coni, L. Coutron, C. Cyteval, F. Delperee, J.-M. Denquin, M. Disant, L. Dolibeau, T. Ducharme, X. Dupré de Boulois, J. Favre, L. Fontaine, O. de Frouville, P.-Y. Gahdoun, J.-J. Gandini, Y. Gaudemet, M.-L. Gély, J. Gicquel, J. Guin, J. C. Henao, F. Hourquebie, P. Idoux, P. Jan, S. Josso, J.-F. Lachaume, A. Levade, D. Ludet, J.-P. Machelon, X. Magnon, W. Manssouri, B. Mathieu, T. Meindl, F. Meledje, F. Mélin-Soucramanien, F. Melleray, G. Merland, M. Miaille, H. Oberdorff, P. Pasquino, T. Passos-Martins, H. Pauliat, S. Pierré-Caps, A. Ponseille, F. Malhière, A. Manitakis, W. Mastor, A. Ndiaye, M. Ndiaye, R. Pellet, V. Pereira da Silva, M. Philip-Gay, X. Philippe, S. Pinon, C. Richaud, A. Roblot-Troizier, M. Rosenfeld, J. Rossetto, A. Rouyère, D. Salas, É. Sales, S. Salles, F. Savonitto, G. Scoffoni, F. Sudre, J.-J. Sueur, P. Terneyre, M. Troper, M. Ubaud-Bergeron, J.-J. Urvoas, M. Verdussen, G. de Vergottini, M. Verpeaux, A. Viala, M. Vivant, H. Yamamoto


Le discours du Professeur Agnès ROBLOT-TROIZIER, 

Directrice  de l'École de droit de la Sorbonne



Cher Dominique,

Quelle joie de pouvoir enfin nous réunir pour cet évènement ! On ne compte plus le nombre de reports liés à la situation sanitaire.

Quel plaisir de vous voir, chers collègues, qui plus est sans masque.

Des trois termes qui composent le titre des mélanges en ton honneur, cher Dominique, je voudrais en retenir un : celui de Constitution. Non pour parler de ton apport au droit constitutionnel, d’autres le feront mieux que moi. Mais pour saluer ton apport « constitutionnel », ton apport « institutionnel » à l’École de droit de la Sorbonne. Car c’est d’abord en ma qualité de directrice de l’EDS que je m’exprime maintenant, ce qui ne m’empêchera pas de dire quelques mots en mon nom propre.

L’École de droit de la Sorbonne te doit beaucoup… presque tout… Elle te doit sa « Constitution ».

A ton arrivée à Paris 1, la Faculté de droit c’était cinq UFR de droit, des instituts de formation (IEJ, CAVEJ) et des centres de recherches internationalement réputés.

Abandonnant la forme « confédérée », les juristes ont décidé de s’unir dans une UFR unique et de la nommer École de droit de la Sorbonne.
Tu as mis tes talents de constitutionnaliste à la rédaction des statuts : l’idée générale était celle du fédéralisme : une UFR, l’École, et plusieurs pôles (pôle formation, pôle recherche, pôle relations extérieures, pôle insertion professionnelle) et à l’intérieur de ces pôles des départements correspondant grosso modo à nos anciennes UFR (départements des licences, et 3 départements de master : privé, public, international et européen). On retrouve un certain constitutionnalisme aussi dans l’organisation institutionnelle de l’EDS : un Conseil élu bien sûr, mais aussi, à côté, un directoire ayant un rôle d’initiative et de préparation des délibérations du Conseil.

Il en a fallu des réunions et des rencontres individuelles, des heures de négociation pour convaincre. Convaincre la Présidence de l’Université de l’époque, convaincre surtout nos collègues qui, pour certains, s’y opposaient frontalement et parfois avec virulence. Tes talents de diplomate et de pédagogue ont été mis au service de cette entreprise. Il fallait rassurer, il fallait expliciter, il fallait écouter et apaiser.

Tu as eu un rôle majeur dans la transformation de ce qui est devenu l’EDS. Si elle était très controversée à l’origine, elle est aujourd’hui solide : les juristes sont unis, ils travaillent de concert. Oui, bien sûr, ils ont toujours leurs petites guéguerres internes qui font le sel de la vie universitaire, mais l’EDS reste debout et unie.

Une fois l’œuvre constitutionnelle accomplie à l’EDS, tu as mis tes talents au service de la transformation de ce qui était encore l’UMR de droit comparé que tu as dirigé à partir de 2014 à la suite d’Hélène Ruiz-Fabri.

L’UMR de droit comparé est devenue, grâce à toi, l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne (ISJPS). Il s’agissait de réunir des juristes et des philosophes dans une entité doublement rattachée à l’EDS et au CNRS.
Là aussi, pour ne froisser aucune susceptibilité, pour apaiser les craintes, tu as pris ton bâton de pèlerin : il fallait vendre le projet de nouvelle organisation à l’Université et au CNRS, mais surtout la faire accepter en interne malgré les réticences.

La solution se trouvait dans une sorte de fédéralisme « fonctionnel » : maintenir l’autonomie et l’identité des centres de recherche, tout en offrant des axes transversaux de recherche, par thèmes. Les centres de recherches disciplinaires ont été maintenus (cinq centres de recherche composent l’ISJPS en droit administratif, en droit constitutionnel, en droit comparé, en droit des sciences et techniques et en philosophie contemporaine), mais l’originalité et la force du projet a été d’y adjoindre quatre axes de recherches transversaux (démocratie, environnement, genre et normativités, RSE-RSO) dans le cadre desquels juristes et philosophes travaillent ensemble. Et cela fonctionne !

Cher Dominique, que ce soit à l’EDS ou à l’ISJPS, tu as marqué ton passage par des réformes institutionnelles, des réformes constitutionnelles, car tu avais des ambitions non pas personnelles, mais pour l’Université, une vision de ce qu’elle doit être. Ces réformes, tu as eu le courage de les mener, certes pas seul, mais en affrontant les critiques. Ton dynamisme, ton inventivité, ton énergie ont toujours été mises au service de la communauté, pour le rayonnement de l’université, pour le rayonnement des enseignants chercheurs. Tous ceux avec qui tu as travaillé, enseignants, mais aussi et peut-être surtout le personnel administratif, saluent ton humanité, ta générosité, ton enthousiasme, ton écoute au quotidien, ton humeur toujours égale et ton calme mis au service d’une forte détermination.
Je ne peux terminer ce discours sans dire quelques mots en mon nom propre.

C’est au sein de la commission Jospin que nous avons appris à nous connaître. Le hasard nous a placés l’un à côté de l’autre. Nous n’étions pas toujours d’accord sur le fond, mais nous avons partagé nos impressions, nos agacements parfois, nos colères plus exceptionnellement.

Et puis surtout, nous avons partagé, avec les autres universitaires de la commission (Hélène, Wanda, Julie, Ferdinand), le fameux petit verre de Chablis que nous prenions au bistrot Les Mouettes, en sortant de nos séances de travail. Ton regard avisé sur ce que nous étions en train de vivre, tes analyses acérées des rapports de force à l’œuvre au sein de la commission ont été pour moi très utiles et riches d’enseignement.

J’ai commencé mon discours en disant que l’EDS te doit beaucoup.

A titre personnel aussi, je te dois beaucoup. Tu n’es sans doute pas étranger à mon arrivée à Paris 1 en 2013. Et je me souviens encore de ton appel en sortant de la réunion de section de droit public pour m’annoncer que j’avais été élue, non sans mal parce que trop jeune et, qui plus est, sur un poste de droit administratif.
Je crois aussi que tu n’es peut-être pas tout à fait étranger aux fonctions de directrice de l’EDS que j’exercice aujourd’hui. La première fois que tu m’as dit que pour succéder à notre directeur François-Guy Trébulle, il fallait une publiciste et que ce serait bien que j’y réfléchisse, je me souviens avoir éclaté de rire. Et puis l’idée a fait son chemin tranquillement ; tu es revenu à la charge une fois ou deux et François-Guy a fait le reste.

Cher Dominique, à titre personnel, merci.

Et publiquement, je dois te dire que tu n’en as pas fini avec moi, car il me faut faire quelques petites réformes à l’EDS pour modifier certains articles des statuts. J’aurais besoin de tes conseils ; alors, je te propose qu’à l’occasion de nos séances de travail, mon petit verre de Chablis trinque avec ton petit verre de Whisky.

Le discours du Professeur Anne LEVADE, 

Présidente de l'AFDC



Cher, Très Cher Dominique,

Nous y sommes arrivés ! Et, pourtant, nous avions des raisons de ne plus y croire ! Mais nous voici enfin réunis aujourd’hui autour de toi pour la remise deux fois reportée et tant attendue des Mélanges auxquels, nombreux ici, nous avons contribué !

C’est peu dire que le moment est précieux ; le nombre de présents l’atteste. C’est peu dire aussi que le moment est à peine concevable car, outre qu’il nous aura fallu braver une pandémie, personne ici n’imagine un seul instant que, comme c’est le cas d’ordinaire, cette remise de mélanges marque le terme de ta carrière. Pour notre plus grand plaisir, libéré des contraintes horaires de la vie universitaire que pourtant tu affectionnais tant, nous constatons jour après jour que tu te démultiplies, prenant part par tous les moyens à ta disposition à un débat public qui n’a jamais été aussi nécessaire qu’en ces temps troublés et qui n’a jamais autant eu besoin de ta voix.

Le moment est précieux car il est, à ton image, à la fois solennel et chaleureux, un subtil équilibre qui te caractérise.

C’est donc avec un grand bonheur et une réelle émotion qu’il revient à la présidente de l’Association française de droit constitutionnel que je suis, de dire quelques mots devant ce parterre de juristes éminents, dont beaucoup sont tes élèves, et qui tous sont réunis en ton honneur.

Le bonheur et l’émotion ne sont pas de vains mots.

D’abord, parce que c’est toi qui m’as incitée, il y a maintenant près de quatre ans, à rejoindre l’Université Paris 1. Tu me permettais ainsi de « reprendre » ton amphithéâtre de première année que tu étais contraint de quitter et je sais, car nous en avons beaucoup parlé, que nous avons en commun l’amour de cet enseignement si particulier qui permet, sans nullement en rabattre sur la rigueur et l’exigence, de faire découvrir un pan entier des études de droit à des étudiants tout juste arrivés sur les bancs de la faculté. Mon seul regret – et presque reproche – sera en définitive qu’il ait fallu que tu quittes l’université pour que je puisse y arriver, nous empêchant de nous y rejoindre tout à fait.

Mais je veux croire que cette proposition était aussi le fruit de l’amitié et de la complicité, tissées et confortées tout au long des années passées ensemble à l’AFDC et qui définitivement nous lient.

Car c’est surtout dans le cadre de notre belle association que nous nous sommes rencontrés puis connus et appréciés.

Il y a bien sûr le Dominique Rousseau que tout le monde connaît. Et ici n’est pas le lieu d’exposer en détail l’importance de ton apport à notre discipline.

Chacun sait et peut mesurer ici de visu que tu es le fondateur – le père – d’une école montpelliéraine de droit constitutionnel qui étend son cousinage jusques à la Sorbonne. Et chacun connaît l’originalité et les caractéristiques de la conception rousseauiste du droit et du contentieux constitutionnels.

Mais ce que d’aucuns peut-être savent moins, c’est le rôle déterminant qui est le tien dans le rayonnement et le renouvellement de notre discipline à travers l’association qui, depuis des décennies maintenant, a pour objet de regrouper les enseignants-chercheurs, chercheurs, doctorants et praticiens du droit constitutionnel, de favoriser le développement de sa recherche et de son enseignement et de promouvoir l’expertise constitutionnelle.

Bien sûr, tu ne pouvais qu’être membre de l’AFDC puisque tu incarnes, à toi seul, les différentes facettes qui justifient son existence. Mais il n’était pas écrit que tu t’y engagerais comme tu l’as fait depuis maintenant de nombreuses années.

Tu es celui qui a fondé, lorsque Bertrand Mathieu présidait l’association, son conseil scientifique et tu le présides depuis. La chose peut sembler banale dans le cadre d’une société scientifique ; elle est déterminante pour qui est attentif au renouvellement de notre discipline.

Le conseil scientifique de l’AFDC est évidemment le lieu où est élaborée sa politique scientifique. Tu l’as voulu ouvert à tous, constitué sur la base de volontariat, manière d’y faire entrer les meilleurs d’entre nous, c’est-à-dire ceux, tous statuts confondus, qui souhaitent porter un projet, contribuer à la réflexion constitutionnelle, développer des idées et organiser des manifestations ou piloter des recherches. Mais au-delà de la récurrence de nos congrès ou des journées d’études décentralisées annuelles dont tu as été l’artisan et le promoteur, tu as toujours eu à cœur de susciter ou ressusciter la recherche constitutionnelle partout en France. Sous ton impulsion, les centres de recherche sont devenus membres de l’association et tu as avec constance œuvré pour que le plus grand nombre de centres de recherche s’emparent de notre discipline jusques et y compris dans des universités où, depuis longtemps, elle n’était plus visible hors les enseignements imposés par la cadre légal des études de droit.

C’est la face moins visible de ton action au sein de l’AFDC et au service de notre discipline mais, assurément, aussi l’une des plus déterminantes sur le long terme et dont nous verrons les fruits pendant encore de nombreuses années.

Et puis, je ne peux conclure ce propos, par la force des choses trop bref, sans évoquer ce qui fut un temps fort de ta participation à l’association et qui scella plus encore le lien que celle-ci avait avec toi et avec Montpellier : le magnifique Congrès de 2005 !

Pour beaucoup ici et pour des générations de doctorants, il a des allures de légende universitaire ! Trois jours consacrés aux grands thèmes du droit constitutionnel et à la disputatio sur leurs mutations … un moment scientifique comme nous en connaissons chaque trois ans, un temps privilégié d’échanges chaleureux et sans barrière et puis une « chenille des constitutionnalistes » que l’ensemble des sociétés scientifiques nous envient !

Je vois dans la salle l’air entendu de ceux qui l’ont vécue et les sourires de ceux à qui ont l’a racontée. C’est aussi cela Dominique Rousseau et l’AFDC ! Et de tout cela, l’association, par ma voix, te dit merci et se réjouit de savoir encore pouvoir compter sur toi !

Le discours du Professeur Alexandre VIALA, 

Directeur du CERCOP

 


Mme la Présidente,
Mme le Doyen,
Chers collègues,
Chers amis,

    Le professeur Rousseau que nous honorons aujourd’hui par la remise de cet ouvrage volumineux ne s’est pas fait un nom. Ce nom a été breveté par un citoyen, natif de Genève, qui avait écrit en son temps, sur la démocratie, le fameux Contrat social. Notre Rousseau, en revanche, celui qui est ici à nos côtés, citoyen du monde et auteur d’un manuel de contentieux constitutionnel, s’est fait un prénom. C’est la découverte de cet opus – et de ce prénom – qui m’avait conduit il y a trente ans, alors que j’entamais à Nantes mes études de droit, à les poursuivre à Montpellier.

    L’exclusivité de ce prénom est d’autant plus évidente que Jean-Jacques et Dominique n’ont pas tout à fait la même vision du monde politique. Si vous préférez la démocratie continue au Contrat social, ou la volonté-générale-dans-le-respect-de-la-Constitution à la volonté générale tout court, vous ne devrez pas dire que vous êtes rousseauiste mais, peut-être, dominicain. Dominicain ? Est-ce à dire que notre honoré collègue s’inscrit dans le noble lignage de la pensée de Thomas d’Aquin ? Après tout, pourquoi pas ? Le docteur angélique est connu pour avoir écrit dans la Somme théologique, que la volonté des hommes qui gouvernent ici-bas doit toujours être évaluée à l’aune des exigences de la raison. Cela me paraît assez conforme à la pensée de Dominique. En somme, les dominicains placent la raison au-dessus de la volonté contrairement aux franciscains qui croyaient au miracle et pour qui, à l’instar de Guillaume d’Occam, la volonté de Dieu est omnipotente comme le sera la souveraineté de l’Etat selon Jean-Jacques.

    Mais l’hypothèse est pour le moins hasardeuse car on rappellera que chez les dominicains, il n’y a pas que Thomas d’Aquin. Il y a des figures moins sympathiques comme Jérôme Savonarole ou Tomàs de Torquemada même si ce sont des figures dévoyées. Et n’oublions pas l’étymologie du mot « dominicain » : le chien qui garde la maison. En l’occurrence, la maison de Dieu, parfois férocement comme ceux que je viens de citer. Or, contrairement à Jean-Jacques, Dominique n’a jamais voulu garder cette maison ; il l’a regardée avec défiance, en s’attaquant à ses fondations. C’est que Jean-Jacques, certes sévère envers le christianisme comme tous les philosophes des Lumières, avait néanmoins inséré un chapitre, dans son Contrat social, pour faire l’éloge d’une religion civile. Jean-Jacques était conscient, comme l’a récemment écrit Dominique dans le Midi Libre, qu’après avoir écrit deux-cents pages de rationalisme ponctuées de concepts, le contrat social ne tiendra jamais une seconde s’il n’est pas accompagné d’une ferveur qu’il appela la religion civile et qu’on a tendance aujourd’hui à baptiser du nom de transcendance républicaine.

    C’est important la transcendance républicaine et on se demande parfois, aujourd’hui, si elle n’est pas épuisée : l’abstention grimpe à chaque élection au point que les électeurs ne se rendent aux urnes que pour les présidentielles comme les chrétiens ne se mobilisent que pour la messe de minuit. Cela s’appelle le désenchantement du monde et Jean-Jacques était sensible à ce problème, d’où ce chapitre sur la religion civile. En un mot, Jean-Jacques était pétri de métaphysique. Tout le contraire de ce que sera Dominique, sans dieu ni maître mais sensible à des courants pragmatiques plus tard venus, ceux de Charles S. Peirce, William James ou John Dewey pour qui la démocratie n’est ni une essence ni une idole, mais « une expérience vivante du peuple ».

    Mais de quel Dieu je parle dont Dominique ne veut pas garder la maison ? Tout simplement de cette mystérieuse volonté générale, chère à Jean-Jacques, qui n’est pas plus saisissable que cet esprit sain dont les papes, élus par leurs pairs, prétendent être les représentants. Durant les trois décennies qui nous séparent du jour où j’ai fait sa connaissance, en 1990 à Montpellier, je ne lui ai jamais demandé s’il croyait en Dieu mais ce dont je suis sûr est qu’il n’accorde aucun crédit à ce Dieu de substitution qu’est la volonté générale. L’un de ses premiers doctorants, Philippe Blachèr issu de ma propre génération, fut d’ailleurs chargé d’en faire la déconstruction comme en témoigne le titre de sa thèse Contrôle de constitutionnalité et volonté générale. Dominique n’est pas dupe, en effet, du voile métaphysique dont cette notion couvre la loi. Cette loi qui n’est rien d’autre que le fruit d’un décompte électoral, d’un processus humain, trop humain comme disait Nietzsche, cet autre pape, celui de la déconstruction.

    Nous y voilà, le droit constitutionnel dominicain, c’est un droit sécularisé, désacralisé qui nous invite à prendre conscience, encore une fois, de l’idée que la démocratie, que Dominique souhaite « continue », est bel et bien une expérience humaine et rien qu’humaine. Humaine, donc très fragile comme nous voyons, impuissants, ce qui se passe en Ukraine aux portes de l’Union européenne sans pouvoir agir efficacement, en raison de la menace nucléaire, contre l’homme qui la déteste et l’agresse. L’élection des hommes par d’autres hommes n’est pas un sacre. Elle ne saurait dès lors soustraire la loi au contrôle vigilant des juges, gardiens de la raison, et Dominique partagerait volontiers l’opinion de Léon Duguit qui écrivit, dans une charge sans concession contre Jean-Jacques, que « faire de la loi l’expression de la volonté générale, c’est faire un acte de foi, c’est énoncer une formule scolastique qui s’évanouit au simple examen de la réalité »[1]. Sécularisée, la pensée constitutionnelle de Dominique rejette l’argument de la fusion entre le corps du représentant et celui du représenté qui a toujours prévalu pour justifier l’infaillibilité du premier, à l’image du dogme catholique de la transsubstantiation qui prétend que le pain et le vin célébrés lors de l’Eucharistie sont le corps et le sang du Christ. Pour Dominique, la représentation ne doit pas être un chèque en blanc faussement auréolé par la mystique républicaine. Elle n’est qu’un système de division des tâches entre les citoyens et leurs élus dont le contrôle de constitutionnalité, au fond, ne fait que garantir le bon déroulement.

    Alors je pose la question : la pensée constitutionnelle de Dominique serait-elle à ce point désenchantée ? Il m’est arrivé, lors de soirées chez Dominique agrémentées de quelques bons whiskys, de l’entendre me dire qu’il croyait pourtant en une transcendance – en général, c’était après le troisième whisky. Mais c’est quoi, au juste, la transcendance ? Un jour, le Président de la République en exercice, pour répondre à un journaliste qui l’interrogeait sur ces questions et osa lui demander directement s’il croyait en Dieu, botta en touche et affirma, lui aussi, qu’il croyait en une forme de transcendance sans oser dire « Dieu ». Spinoza écrivait le contraire sans oser taire le mot. La prudence verbale d’un chef qui dirige une nation si attachée à la laïcité est à l’égal de celle d’un penseur pour qui Dieu et la nature sont une seule et même chose mais qui ne pouvait se dire ouvertement athée sans risquer le bûcher. Autres temps, autres tabous.

    La transcendance que chérit Dominique ne se heurte pas à ces difficultés car elle est notre horizon universel et c’est en son nom que notre collègue ne cesse de s’exprimer, depuis ses premiers enseignements et ses premiers écrits. Cette transcendance n’est autre que l’identité du sujet qui présuppose, par-delà l’inéluctable vieillissement de nos pauvres corps, l’idée d’un substrat, d’un suppôt, d’une mystérieuse continuité, que les théologiens appellent l’âme et que les juristes dénomment le sujet de droit. Dominique n’est pas un maître du soupçon et ce qu’il a fait à la volonté générale – la déconstruction – il s’est bien gardé de le faire à la volonté individuelle, celle du moi dont il a toujours affirmé, contre Michel Foucault, l’absolue souveraineté, l’inaliénable sacralité, l’inaltérable identité. L’identité de Dominique, c’est la continuité d’un homme qui porte toujours le même prénom et conserve la même éthique, celle des droits de l’homme. Par-delà ses métamorphoses physiques, du port de la moustache jusqu’à son brutal retrait définitif, le 1er janvier 2002 – retrait que chacun a pu remarquer contrairement à l’épouse du narrateur dans le roman célèbre d’Emmanuel Carrère – par-delà ses amours dont le dernier en date, l’ultime, le vrai, celle qu’il aime à l’infini comme il l’a confessé sous forme de dédicace dans un de ses livres, par-delà ses changements de paradigme – de l’Etat légal dans les années soixante-dix lorsqu’il était encore nourri au lait républicain de son papa, préfet à Thonon-les-Bains, jusqu’à celui de l’Etat de droit à partir des années quatre-vingt quand Vedel et Badinter accédèrent au Conseil constitutionnel – Dominique est resté toujours le même : le gardien scrupuleux d’une maison, celle de l’homme dont les droits ne sont pas discutables, quel qu’en soit le contexte, quelle qu’en soit la raison. C’est en cela que le Rousseau que nous chérissons, celui qui est toujours vivant, est bel et bien dominicain.

[1] L. Duguit, Jean-Jacques Rousseau, Kant, Hegel, RDP 1918, p. 178.

 Le discours du Professeur Jean-François LACHAUME, 

lu par Alexandre VIALA


    Ayant atteint l'âge où l'on fréquente plus les maisons de santé que les trains, fussent-ils à grande vitesse, voilà cher Dominique la seule excuse que j'ai à faire valoir pour ne pas être physiquement présent à la remise de vos "Mélanges" qui couronnent votre carrière d'enseignant-chercheur. Cette carrière a commencé comme assistant de droit public à la Faculté de droit de Poitiers en 1975 et s'achève, tout au moins en qualité d'enseignant, près de quarante-cinq ans plus tard à l'Université Paris I, après un long voyage sur les rives de la Méditerranée à l'Université de Montpellier.

    Je n'ai d'autres titres à intervenir lors de cette cérémonie, que d'avoir assisté au début de l'aventure, notamment à l'heure où les vocations prennent corps et plus particulièrement au moment, nous sommes en 1975, où ayant obtenu, près la Faculté de droit de Poitiers, les grades universitaires requis (Licence, Diplômes d'études supérieures de droit public et de science politique), Dominique Rousseau envisage l'épreuve de la thèse de doctorat en droit dans la perspective que celle-ci lui ouvre les portes d'une carrière d'enseignant dans le "supérieur".

    Il me fait part de son projet, mais avant d'accepter de présider le travail, je suis prudent et je consulte sa fiche d'étudiant qui retrace son parcours à la Faculté. Le résultat dissipe toutes les incertitudes. Une mention "bien" dès la première année de licence, soit une moyenne supérieure à 15/20 pour l'ensemble des notes, c'est la promesse de l'aube ; mention que l'on retrouve en quatrième année et dans les deux DES. Des esprits pointilleux feront remarquer qu'il manque les mentions de 2ème et de 3ème année de licence, il s'agissait de mentions "assez bien" (entre 13 et 15/20), beaucoup s'en contenteraient et de toute façon, ces mentions étaient révélatrices de l'aptitude de Dominique Rousseau à l'étude du droit public parce qu'elles trouvaient leur origine dans de moins bonnes notes dans des matières... de droit privé.

    Les vérifications de l'aptitude étant particulièrement encourageante, il convenait d'arrêter un sujet de thèse qui soit à la hauteur des ambitions légitimes du jeune chercheur. Nous tombâmes d'accord sur le sujet suivant : "Le contrôle de l'opportunité de l'action administrative par le juge administratif". Les esprits critiques diront : c'est bien classique, bien connu et bien labouré. C'est oublier que nous sommes en 1975, que l'arrêt "Ville Nouvelle Est" a tout juste 4 ans et, qu'à cette époque, au sein même du Conseil d'Etat, certains membres sont chagrinés, voire irrités, par l'incursion du juge dans l'action administrative qui implique un tel contrôle, tout au moins dans certains de ses aspects (Voir la note J.K sous CE, sect., 26 octobre 1973, Grassin), le contentieux met d'ailleurs en cause une commune des Deux-Sèvres, département où Dominique Rousseau est né et a grandi.

    Au cours de l'élaboration du travail, nous nous rencontrons régulièrement, et c'est pour moi l'occasion de mesurer que la thèse en projet sera une véritable thèse et non une compilation de la jurisprudence, puisque Dominique Rousseau entend démontrer que le contrôle de l'opportunité de l'action administrative est consubstantiel à la nature du droit mis en oeuvre par le Conseil d'Etat et à la fonction régulatrice qu'il exerce. Ces rencontres régulières sont, par ailleurs, l'occasion de développer un véritable lien d'amitié entre nous.

    Achevée début 1979, la thèse est soumise à un jury comprenant, outre le président (qui à l'époque était celui qui dirigeait le travail), Mme Grévisse, conseiller d'Etat, les professeurs Jeanneau, Savy, Madiot et après la soutenance publique, le 9 mai 1979, le travail obtient la mention très bien, les éloges du jury et le grade de docteur en droit est décerné à Dominique Rousseau.

    Cette thèse m'a cependant laissé un regret car elle n'a pas été publiée. Certes, il y a eu d'autres travaux publiés sur le même sujet, mais l'originalité du travail de Dominique Rousseau, sa réalisation alors que le contrôle de l'opportunité est en plein essor, la rigueur de la démonstration, la remise en cause d'un certain nombre d'interprétations pourtant largement admises, méritaient certainement que les 800 pages de la recherche soient mieux connues. Sans compter qu'il n'est pas fréquent que, dans une thèse de droit public, le premier auteur cité soit Bergson au titre des "données immédiates de la conscience" et que le dernier soit Platon et le mythe de la caverne appliqué à l'oeuvre du juge lorsque l'on persiste à voir dans celle-ci que l'aspect strictement juridique des solutions juridictionnelles.

    De toute façon, sa thèse soutenue, Dominique Rousseau voulait vite passer à autre chose, notamment à son recrutement comme enseignant dans les Facultés de droit et l'on comprend aisément sa volonté de stabiliser sa situation. Dans la foulée de sa thèse, il est recruté comme maître-assistant à la Faculté de droit de Nancy où il reste de 1980 à 1983 ; en 1983, il est reçu au concours d'agrégation et part alors pour Montpellier où il accomplit l'essentiel de sa carrière, pour terminer celle-ci à l'Université de Paris I.

    La distance séparant Poitiers des bords de la méditerranée nous éloigne mais j'ai l'occasion de suivre ses travaux, notamment sur le contentieux constitutionnel, et, d'ailleurs, l'on retrouve, dans son ouvrage sur le "Droit du contentieux constitutionnel", certaines des idées défendues dans sa thèse. C'est le cas lorsqu'il s'interroge, dans son manuel, sur le point de savoir si le Conseil constitutionnel n'est pas devenu, avec l'utilisation de notions comme l'erreur manifeste, le test de proportionnalité, la prise en considération des conséquences de la loi, un juge de l'opportunité. En plus de la lecture de ses travaux, quelques colloques nous fournissent l'occasion de rencontres empêchant que les liens noués dans les années 1970 ne se distendent.

    Voici ma part de vérité et je laisse à d'autres collègues le soin de retracer la carrière de Dominque Rousseau de Montpellier à Paris. Mais, en terminant, je désire lui souhaiter tous mes voeux pour une retraite féconde et heureuse.

    Certes, il ne faut pas mélanger les "Mélanges". Cependant, en parcourant la liste des contributions qui seront publiées dans les mélanges offerts, dans quelques mois à Michel Verpeaux, j'ai remarqué que la contribution de Dominique Rousseau portera sur le sujet suivant : "La Constitution a-t-elle un avenir ?" Un tel sujet m'apparaît la meilleure preuve que la participation de Dominique Rousseau à la science du droit constitutionnel a, elle aussi, un avenir. Merci.


Le discours de Monsieur Yad BEN ACHOUR, 
Juriste tunisien, spécialiste de droit public et des théories politiques islamiques. Ancien doyen de la faculté des sciences juridiques de Tunis, Ancien président de la Haute Instance de la Révolution, Membre du Comité des droits de l'homme des Nations Unies.


Chers collègues,

    Je ne vous apprendrai rien en affirmant qu’il existe différentes manières de pratiquer le droit, comme il existe plusieurs manières d’exercer le métier de juriste.

    Le droit, pour certains, se concentre sur des concepts introvertis tels que l’État, la souveraineté, l’ordre, la nation, l’autorité, la race, la religion, l’histoire. Cela, évidemment, nous donne un droit intérieur, sinon clos, pour un monde sans générosité, un droit fondé sur l’identité constitutionnelle ou le génie juridique historique des peuples. L’école positiviste, l’école historique ou l’école réaliste du droit en sont des expressions. Ces écoles ne me semblent pas avoir les faveurs de Dominique Rousseau, l’école historique parce qu’elle privilégie le caractère identitaire du droit, les positivistes et les réalistes, parce qu’ils séparent les notions de constitution et de démocratie alors que notre dédicataire relie indissociablement la Constitution et la norme démocratique[1].

    Mais le droit peut voir au-delà de notre monde intérieur et de nos habitudes familières. Il peut viser le soulagement de la souffrance, le bonheur le plus large pour tous, l’homme au-delà des frontières, l’humanité dans son universalité, ou la fraternité ; ce qui veut dire le droit, au-dessus de la loi, de l’État, de la nation, et même de la citoyenneté, et même de la constitution. Là se situe le véritable droit démocratique. Sous ce jour, il est intéressant de noter que le principe de fraternité a été érigé en devoir, par la décision du 6 juillet 2018, rendue par le Conseil constitutionnel en France, à propos de l'aide, sanctionnée pénalement, apportée par un citoyen à l'entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d'un étranger en France. Après avoir décidé que « la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle », le Conseil constitutionnel en a déduit qu’« il découle du principe de fraternité la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national », ce qui invalidait la loi, puisque « …en réprimant toute aide apportée à la circulation de l'étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l'accessoire de l'aide au séjour de l'étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public ». Ici, le principe de fraternité a été élevé à un rang supérieur à la loi. Cela veut dire que le droit de la fraternité peut se situer au-dessus du droit de la citoyenneté pure, enfermée dans ses propres lois. Si j’applique les idées de Dominique Rousseau à cette question, cela exige un double saut méthodique, tout d’abord d’une pensée de l’Etat à une pensée de la société, ensuite d’un droit de la société-nation à un droit de la société-monde. La démocratie continue de Dominique ne s’arrête pas aux frontières du droit français. Questionnant le principe démocratique d’égalité, c’est vers la Constitution tunisienne qu’il se tourne : « Regardez, dit-il, la lutte qui s’est produite, en Tunisie, pour inscrire cette égalité dans la Constitution et ne pas accepter de parler seulement de « complémentarité » entre les hommes et les femmes. La Constitution possède un aspect performatif qui conduit les hommes et les femmes à se conduire comme la Constitution le dit. [2]»

    La générosité est un don. Elle se retrouve ou se meurt à tous les coins de la vie : l’argent, le rapport à l’autre, la politique dans sa pensée et dans son action, les idées et le droit. Mon ami Dominique Rousseau fait partie du monde des juristes de la fraternité et de la générosité. Et voici les raisons qui me poussent à vous faire cet aveu.

    J’appartiens à un pays qui a vécu une dictature de la meilleure espèce. Elle fut aidée par une bonne majorité du monde des juristes, juges, avocats, universitaires, ceux que nous appelons les « exhortateurs » qui lui construisirent des motifs juridiques pour asseoir sa légitimité. Les dictatures gouvernent par la force brute, mais également par la loi. Dominique m’a offert l’une des occasions d’affirmer, hors de mon pays, mon démarquage à l’égard de ce monde des juristes de cours.

    En septembre 2015, Dominique Rousseau m’a invité à prononcer la conférence inaugurale de l’Ecole de droit de la Sorbonne. Cette conférence était intitulée : « L’universalité du droit démocratique et le radicalisme religieux ». J’y ai présenté les linéaments d’une réflexion destinée à faire échapper aussi bien la démocratie que les droits de l’homme au relativisme dans lequel veulent l’enfermer tout d’abord ses adversaires politiques et idéologiques, mais surtout les intellectuels partisans du relativisme scientifique, de l’historicisme ou du culturalisme. Cette conférence fut le déclencheur de toutes mes recherches au cours des cinq dernières années. Comme le constate Dominique Rousseau lui-même « Le discours anti-droits de l’Homme est devenu le discours dominant »[3]. Non seulement il est devenu le discours dominant mais également l’expression des politiques publiques et des pratiques dans un certain nombre d’Etats. Au cours des dernières années, j’ai pu approfondir le thème de cette conférence et répondre à la question : « Comment sauver la norme démocratique du relativisme dans laquelle veulent l’enfermer ses adversaires et ses critiques ? ». Comment le faire autrement que par des pétitions de principe ? La réponse comme vous le verrez bientôt va être publiée dans un livre qui sortira prochainement à Paris et qui s’intitule « l’islam et la démocratie. Vers une révolution intérieure ». Dominique Rousseau n’est pas étranger à l’éclosion de ce livre.

    Par ailleurs, Dominique a accepté de rejoindre l’équipe qui travaille sur la création d’une Cour constitutionnelle internationale. Le projet correspond tout à fait à ses ambitions intellectuelles de juriste démocrate engagé, lui qui a plaidé pour « un profond changement de paradigme » qui consiste à « affirmer le basculement d’une pensée d’État à une pensée de la société (qui) ouvre notamment sur la société-monde, l’espace-monde et une Constitution-monde. Si on reste dans le cadre des États, on demeure avec des souverainetés qui s’opposent, alors qu’aujourd’hui, on voit apparaître des intérêts communs mondiaux, autour de l’eau, de la santé, de l’alimentation, du climat, qui ne sont pas des problèmes allemands, français, colombiens ou japonais, mais des questions mondiales. Le fait que les sociétés soient confrontées partout aux mêmes problèmes engendre une société civile mondiale qui trouvera un jour sa Constitution »[4].

    Pour arriver à cette fin, il fallait tout d’abord dégager clairement les principes et règles du droit constitutionnel international applicable par cette cour. Il fallait également délimiter les compétences et les attributions de cette cour qui, de toute manière, en soi, portaient atteinte frontalement aux identités constitutionnelles et à la souveraineté des Etats. Nous lisons dans le préambule de ce projet : « Constatant que les orientations politiques relevant de la compétence exclusive de l’Etat ne sont admises, que pour autant qu’elles ne violent aucune obligation internationale et que le développement des rapports internationaux conduit aujourd'hui à ne plus considérer le libre choix du régime politique comme relevant exclusivement de la compétence de l’Etat ».

    Un droit humaniste : tel est le lien qui me lie à Dominique Rousseau. Je suis heureux d’apporter ici ce témoignage en hommage à un frère de cœur et d’esprit.

[1] Dominique Rousseau, « Constitutionnalisme et démocratie », Dominique Rousseau, « Constitutionnalisme et démocratie », La Vie des idées, 19 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Constitutionnalisme-et-democratie.html
[4] Entretien avec Joseph Confavreux en 2014. Blog du Plan C. Pour une Constitution Citoyenne, écrite par et pour les citoyens


Le discours de Madame Habiba ABBASSI, 

Assistant Ingénieur du CERCOP 



    C’est en ma qualité d’assistante de Dominique Rousseau que je vais tenter avec mes mots beaucoup plus simples que ceux utilisés par mes prédécesseurs certes mais sincères de vous parler de celui que j’ai accompagné plus de 15 ans, celui avec qui j’ai partagé des moments forts.
    
    Nous avons vécu tout au long de ces quinze années une belle aventure humaine et professionnelle, il y a eu des moments intenses, des moments très drôles, des événements malheureux et confrontés à ces périodes difficiles, nous nous sommes entraidés soutenus, écoutés et Dominique (permettez-moi enfin de vous appeler Dominique) m’a très vite considérée comme une amie, une confidente et moi j’ai continué à respecter et à admirer mon Directeur. On a souvent entendu chacun de son côté, quelle chance tu as de l’avoir ! MAIS LA QUESTION EST : qui de nous deux a eu le plus de chance d’avoir l’autre ? Je dirai moi sans hésitation aucune même !! Il a fortement contribué justement à être celle que je suis aujourd’hui. Mes parents seraient d’ailleurs si fiers de m’entendre prononcer un discours devant cette prestigieuse assemblée.

    Dominique dès le départ m’a guidée, m’a poussée à donner le meilleur de moi-même et à ne jamais lâcher et m’a surtout aidée à comprendre le monde codifié de l’université. J’ai été recrutée par Dominique à l’âge de 25 ans et je n’avais qu’une expérience dans le monde associatif ! Dès le départ à ses côtés, j’ai été plongée dans le monde politique et universitaire.

    Une semaine après mes débuts, il me demande de contacter Robert Badinter par téléphone pour je ne sais plus quel motif, très surprise, je m’assure auprès de lui qu’on parle du même Robert, je lui fais répéter et lui dis mais Robert Badinter, le vrai, celui de la peine de mort, il me répond oui je ne connais qu’un seul Robert Badinter et je lui dis ben non alors je l’appellerai pas, pas moyen, je n’y arriverai jamais, je n’ai jamais parlé à un ministre moi, Monsieur ! Et Dominique tentait de me rassurer, ne vous inquiétez pas, je resterai à vos côtés, vous allez y arriver et si vous bloquez, je vous noterai les réponses sur un papier. C’était l’époque de ces téléphones orange avec cadran et écouteur… Il m’a donc expliqué ce qu’était l’ordre de préséance ne sachant si je devais l’appeler Monsieur le Président ou Monsieur le Ministre. Bien sûr j’ai eu des blancs, ma voix tremblait, j’ai bafouillé, je le regardais avec un petit air un peu perdu mais il a su m’encourager par son regard tout en me griffonnant des réponses sur ce bout de papier.

    Puis, il y a eu l’organisation des congrès et colloques et là aussi il me demandait de l’accompagner partout, à toutes les réunions, à tous les dîners qui précédaient les colloques, aux cocktails et tout ce petit monde forcément m’impressionnait.

    Il insistait car je n’étais que contractuelle et il me disait que cela m’aiderait dans ma titularisation et qu’après tout j’étais à l’origine de toute cette organisation et que ma place était donc parmi eux.

    C’était l’époque des Georges Vedel des Jacques Robert des Jean Claude Colliard des Guy Carcassonne des Jean Paul Jacqué et j’en passe !

    Quand arrivait le moment des dîners ou des cocktails, je me disais mais que vais-je pouvoir dire à toutes ces personnalités ? Et là encore, il me rassurait, il me disait je ne suis pas inquiet pour vous, c’est plutôt vous avec votre naturel et votre bagout qui allez les impressionner ! Certes vous n’êtes pas juriste, mais vous n’êtes pas non plus à un jeu télévisé, personne n’est là pour vous piéger et si c’est le cas pour certains, c’est qu’il s’agit de personnes inintéressantes, repérez les surtout, on ne les invitera plus !

    Et très souvent ceux que les doctorants me décrivaient comme étant brillants ou incontournables dans le monde universitaire s’avéraient être très chaleureux voire les plus abordables, Michel Troper ou Laurence Burgorgue Larsen ici présents avec qui j’ai vite sympathisé et échangé en toute simplicité.

    Peu à peu, je prenais une place de plus en plus importante au cercop et dans la vie de Dominique. J’anticipais ses demandes, ses besoins, il recevait à son domicile des codes de la MGEN ou de la CARSAT à activer, des extraits de naissance de ses enfants et le lendemain très surpris, il me demandait si j’étais à l’origine de ces demandes. Je lui expliquais que oui qu’il devait entreprendre telle ou telle démarche que j’avais remarqué que son passeport allait expirer, je lui rappelais les délais pour la réinscription à la Faculté de sa fille par exemple, le rendez-vous avec l’institutrice pour l’autre ! Je tenais son agenda d’une main de maitre lui permettant de dispenser ses cours, d’accepter ses nombreuses missions en France ou à l’étranger de répondre présent aux nombreuses sollicitations des journalistes, ce qui lui permettait de s’accorder du temps pour les loisirs et la famille.

    Dans ce quotidien, ceux qui ont occupé et qui occupent toujours une place dans sa vie et dans ma vie, ce sont bien évidemment, les doctorants devenus grands, mes petits comme j’aime les appeler. Je ne saurai dire combien de doctorants sont sortis de son bureau dépités, malmenés, secoués et ont fini dans mon bureau ou directement à mon domicile avec une bouteille de rouge à la main, combien de sms ai-je reçus, de déjeuners ai-je dû accepter, de conversations téléphoniques ai-je du avoir ? Je les ais, dès que je le pouvais, encourager, consoler, aider, booster, conseiller voire soûler pour qu’ils oublient cette entrevue difficile. Combien de fois Dominique, vous ai-je secoué, engueulé, vous ai-je reproché votre exigence tout en sachant que vous aviez parfaitement raison ? En témoignent ces magnifiques thèses soutenues primées et remarquées par le CNU.

    Pendant la direction de thèse, Dominique ne s’intéressait ni à leur vie privée ni à leur engagement politique non pas par désintérêt mais pour rester le plus neutre possible et peu de temps avant la soutenance, il m’interrogeait sur l’un ou l’autre, vous savez si il est en couple ? Selon vous, elle est de droite ou de gauche ? Ses parents sont en vie ? Ils vivent à Montpellier ? Sauf, bien sûr quand un évènement malheureux ou heureux arrivait ! Car Dominique peut, en toute simplicité, inviter à déjeuner un doctorant qui traverse une rupture sentimentale par exemple.

    Idem avec moi, Dominique était capable de sentir quand je traversais une période difficile et j’en ai vécu des moments pénibles… Toujours présent et attentionné à mon endroit et ce même quand il avait une charge de travail très lourde, il m’a ainsi permis d’accompagner ma mère dans sa longue maladie, il m’a forcée à me reposer tous les après-midis pendant trois longs mois connaissant mes difficultés à devenir mère.

    Et la réciproque est vraie, j’ai été toujours présente pour Dominique, il savait qu’il pouvait compter sur moi à tout moment. Je ne vais pas m’étaler plus, rassurez-vous, sur ces moments de nos vies respectifs.

Benjamin Constant a dit : la reconnaissance a la mémoire courte. Sachez que moi, Monsieur, je vous serai reconnaissante éternellement : 

pour votre reconnaissance justement : tous les soirs avant de partir, vous entriez dans mon bureau pour me remercier et ce, chaque jour sans exception, 

pour la confiance que vous me témoigniez, vous me consultiez toujours avant de prendre quelque décision que ce soit, et vous aviez l’habitude d’écouter mes avis car la seule fois où vous ne l’avez pas fait, vous l’avez amèrement regretté car comme d’habitude, j’avais raison… 

pour la richesse et la diversité du travail que vous m’avez confiées ; vous aviez 10000 projets en tête ! A peine débarqué d’une mission, vous m’appeliez pour me dire « il faut qu’on se voit, j’ai une idée !!!! »… 

pour les missions à l’étranger que vous m’avez donné la possibilité de faire, Allemagne, Espagne, Liban, Italie, Hongrie… car ces idées il fallait bien évidemment les concrétiser et vous ne pouviez pas être partout.

pour m’avoir poussée à passer des concours, pour vos encouragements, je suis devenue catégorie A grâce à vous, un jours vous aviez convoqué deux doctorants Carole Louis et Nicolas Delpierre en exigeant d’eux qu’ils me préparent aux concours, Nicolas, vous lui ferez travailler les institutions européennes et vous Carole le droit constitutionnel ! Et là encore, d’autres soirées arrosées mais organisées par vos soins celles-ci…


Le discours du Professeur Dominique ROUSSEAU, 
Université Panthéon-Sorbonne


    Les Mélanges, ça n’arrive donc pas qu’aux autres ! J’avais pourtant presque fini par croire que c’était comme les accidents, que ça n’arrivait qu’aux autres ! Il faut dire que la cérémonie a été reportée deux fois : elle devait se tenir le 20 mars 2020 mais fut annulée pour cause du premier confinement ; repoussée au 20 novembre 2020, elle fut à nouveau reportée pour cause du deuxième confinement. J’avais fini par penser qu’on m’avait oublié ou que je n’étais peut-être pas encore à la retraite ou que la Covid m’en voulait à moi personnellement !! Mais non, il faut bien m’y résoudre : les Mélanges ça existe bien et ça m’arrive à moi aussi !!

    Pardonnez ce prologue un peu léger, j’en conviens volontiers ; il cache seulement une émotion plus forte que je ne l’avais imaginé. Et pour la faire baisser, permettez-moi de continuer par ce qui est le plus facile – et aussi le plus agréable – exprimer mes remerciements.

    Remerciements, bien sûr, à mes parents. Ils m’ont appris, entre autres choses, le sens du service public, l’importance de l’engagement civique, le respect de l’autre en tant qu’il est autre. Ma mère est décédée il y a un mois dans sa 99ème année et mon père aura 98 ans en mai prochain ! Remerciements aussi à mes filles pour avoir supporté un père qui, lorsqu’elles étaient enfants, les a trop souvent privées de week-end et de vacances pour cause de rédaction de sa thèse ou de préparation de l’agrégation. Et, plus tard, pour les déménagements successifs liés à mes nominations dans différentes Universités.

    Remerciements aux professeurs qui ont contribué à ma formation. En premier lieu, mon directeur de thèse, le professeur Jean-François Lachaume. Il a su me donner un sujet – le juge administratif ne fait-il que contrôler la légalité d’un acte administratif ou va-t-il jusqu’à contrôler son opportunité ? – qui allait rester au centre de ma réflexion sur le juge constitutionnel et son rôle dans la détermination de la volonté générale. Il avait et il a toujours son franc-parler et avec lui je savais très précisément si ce que j’avais écrit était présentable ou devait aller directement à la poubelle. Comme il m’a clairement dit, après ma soutenance de thèse en mai 1979, qu’ayant été un chargé de TD un peu dissipé, il préférait me voir poursuivre ma carrière ailleurs. Et c’est ainsi que je suis parti de Poitiers pour me retrouver Maître-assistant à Nancy ! Je dois aussi beaucoup au professeur Jorge Campinos trop tôt disparu. Portugais, réfugié politique à Poitiers où il était professeur à la Faculté de droit, il enthousiasmait les amphis par ses magistrales leçons de droit constitutionnel et de droit international où il « mixait » avec brio constructions doctrinales et attention aux choses de la vie politique et jurisprudentielle, où ce grand juriste n’oubliait jamais de nous faire sentir que derrière le droit, derrière les notions abstraites du monde juridique, il y avait toujours des êtres humains concrets. A la révolution des œillets, il m’a emmené avec lui est c’est ainsi qu’à 25 ans j’ai participé pour la première fois à la rédaction d’une constitution. Dans mon parcours, je devais trouver, évidemment, le doyen Georges Vedel. Je ne fus pas son étudiant, mais, détaché de 1983 à 1984 au Conseil constitutionnel comme responsable du service juridique, j’ai eu l’extraordinaire avantage de travailler pendant deux ans à ses côtés. Dire tout ce que j’ai appris du doyen – clarté dans l’exposition d’un problème juridique, sens de la formule qui rassemble, mise en forme d’une argumentation juridique, rédaction de décisions juridictionnelles, vision stratégique de la jurisprudence, … - serait abuser de votre patience. Une anecdote seulement. Fier d’être reçu à l’agrégation, en décembre 1983, et alors qu’on préparait la décision qui devait consacrer le principe d’indépendance des professeurs d’université, je lui annonçai mon succès. « Très bien Rousseau, me répondit-il, maintenant il vous reste à devenir professeur ! ». Voyant mon visage se décomposer, il me fit gentiment, pendant deux heures, un cours sur le métier de professeur en insistant sur ce qu’il disait regretter de n’avoir pas fait, un écrit systématique : « ne vous dispersez pas en activités buissonnières, me dit-il, travaillez et écrivez ! ».

    Remerciements aux Universités qui m’ont formé – Poitiers bien sûr – et accueilli et en particulier à l’Université de Montpellier 1 où je suis resté plus de vingt ans. Et vous me permettrez de rendre hommage à mon équipe, à mes doctorants qui sont devenus aujourd’hui professeur ou maître de conférences à Montpellier mais aussi à Paris (Renaud) à Lyon (Philippe et Christophe) à Tours (Marie-Laure et Salma) à Dijon (Fanny) à Bordeaux (Florian) à Brest (Sylvie) à Limoges (Coralie) et qui tous, avec leur personnalité et leurs recherches, contribuent au développement et au rayonnement du droit constitutionnel, du droit comparé et, sous la direction d’Alexandre, de la philosophie du droit. Et comment ne pas citer ici le nom de Mme Abbassi ! Sa fonction ? Ingénieur d’études ! mais elle fut plus que cela ; elle fut, pendant 15 ans, ma collaboratrice, ma conseillère, mon double et sans vous, Habiba, mon centre de recherche ne serait pas devenu ce qu’il est aujourd’hui. Remerciements, bien sûr, à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne où, à peine arrivé, les collègues m’ont élu, en duo avec le professeur Grégoire Loiseau, directeur de l’Ecole de Droit de la Sorbonne avec pour mission de réunir en une seule UFR de droit les cinq UFR héritées de mai 1968 – ce qui fut réalisé en décembre 2014 - puis directeur de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, une UMR, admirablement pilotée par sa secrétaire générale, Mme Sophie Guy, et qui regroupe CNRS et Université, juristes de droit privé, de droit public et philosophes. Je ne saurai évidemment oublier le personnel administratif et technique qui, avec une très grande gentillesse, a guidé mon intégration dans la vie de la Faculté pour parler comme autrefois.

    Remercier évidemment …. pour les paroles que vous avez bien voulu prononcer. Je dois avouer, en rougissant un peu, qu’il est doux d’entendre, de son vivant, de telles paroles même si elle sont exagérées, même si elles tiennent davantage à votre bienveillance. De les entendre de son vivant car la prochaine fois je ne serai pas là pour les entendre !!

    Un dernier remerciement. Qui aurait pu être le premier. Qui aurait pu être à n’importe quel moment. Celui que je dois à Anne, ma femme. Chaque jour avec toi est un poème. Chaque jour avec toi est une surprise. Chaque jour avec toi est une émotion. J’aurai pu vivre sans enseigner le droit ; je n’aurai pas pu vivre sans t’aimer.

    Le plaisir de remercier publiquement tous ceux – pardon à ceux que le temps me prive d’atteindre – qui m’ont permis d’être là ce soir a-t-il, comme je l’espérais, fait baisser l’émotion qui m’envahissait à l’instant ? Je n’en suis pas sûr. Je crains même l’inverse. C’était sans doute le plus facile en tout cas le plus agréable. Reste le plus difficile ou le plus incommode : au terme de 40 ans d’enseignements, de recherches et d’écritures sur le droit constitutionnel, vous faire partager, sans vous ennuyer, ce que j’en retiens. Rassurez-vous ! Je ne vais pas vous imposer une leçon sur la loi de Hume, sur la controverse Schmitt/Kelsen, sur les théories réalistes ou les dernières nominations au Conseil constitutionnel – au demeurant scandaleuses !

    Vous avez choisi comme titre à mes Mélanges « Constitution, Démocratie, Justice ». Et vous avez eu raison. Ces trois mots sont en effet liés dans mon esprit et forment le cœur de ma pensée.

Constitution d’abord. Une constitution, c’est l’ordre dans lequel une société se raconte, l’équivalent contemporain des récits mythologiques. Elle dit ce que la société est à un moment donné. Ce que la société est et non seulement ce que l’Etat est car il ne faut pas oublier que l’article 16 de la Déclaration de 1789 fait de la société l’objet de la constitution. Cette compréhension de la notion de constitution n’était pas celle que j’avais au départ. Dans les années 1970 et encore dans les années 1980, deux idées dominaient le champ constitutionnel : celle de Burdeau qui avait écrit en 1956 que la constitution était « un édifice rationnel élevé pour des êtres de raison qui ne peut plus avoir cours à une époque où les seules valeurs dotées d’un prestige social sont celles qui magnifient la vie dans ses forces élémentaires et spontanées » ; et celle de Duverger qui invitait à privilégier l’étude des partis politiques plutôt que de la constitution pour comprendre le fonctionnement des systèmes politiques. Et puis, progressivement, sous l’effet du développement du contentieux constitutionnel, j’ai redécouvert la distinction faite par Maurice Hauriou entre constitution politique qui traite de l’organisation des pouvoirs politiques et constitution sociale qui énonce les droits et principes sur lesquels se forment les sociétés. Et, par mes rencontres avec le doyen Vedel, par les travaux de recherche de mes thésards – comme on disait à l’époque – j’ai acquis la conviction que cette dimension sociale, on dirait sociétale aujourd’hui – de la constitution avait été sous-estimée ; que, comme l’a écrit le doyen, « l’importance des règles relatives à l’équilibre institutionnel qui sont au cœur de la constitution ne peut faire oublier que ce sont d’autres prescriptions, celles relatives aux droits et libertés, qui donnent sa véritable portée au texte fondamental ». Depuis, s’est développée une controverse opposant les tenants du droit politique à ceux du droit constitutionnel. Là où j’en suis arrivé de mes réflexions, je trouve cette controverse artificielle. le droit constitutionnel est un droit qui est et reste « fait » de trois composantes : l’institutionnel, la garantie des droits et l’utopie. Le premier terme rassemble les formes historiques d’organisation du Politique, le deuxième les modes d’affirmation, d’expression et de protection des droits fondamentaux, le troisième les imaginaires des sociétés humaines. Le droit constitutionnel se perd quand il est emporté tout entier dans le premier, le deuxième ou le troisième terme ; il se trouve, rayonne et devient une force vivante quand ses trois composantes s’équilibrent.

La Démocratie ensuite. De la constitution, entendue comme ensemble de droits et libertés, je fais en effet le code d’accès à la démocratie. L’histoire constitutionnelle comparée montre qu’un régime autoritaire ou une dictature s’établit non en supprimant le droit de vote mais en restreignant ou supprimant la liberté d’opinion, la liberté d’expression, le droit à la vie privée, l’indépendance de la justice et que les chutes des régimes autoritaires s’expriment par le rétablissement de ces droits. Dans nos sociétés contemporaines, fluides ou post-métaphysiques, les droits constitutionnels sont le seul médium où enraciner les règles d’intégration sociale, où enraciner la démocratie. Sans eux, le vide et l’anomie. Les droits de l’homme n’étouffent ni la politique ni l’histoire. Ils ouvrent, au contraire sur du politique car ils mettent les hommes en relation les uns avec les autres – liberté d’aller et venir, liberté d’expression, … - pour construire les règles et ils ouvrent sur l’histoire car ils sont toujours devant nous, à découvrir et à réaliser : l’égalité proclamée en 1789, le logement proclamé en 1946, l’environnement sain proclamé en 2004 restent toujours des droits à-venir et non des droits finis sous prétexte qu’ils auraient été proclamés en 1789, 1946 et 2004. Les droits constitutionnels ne sont pas, en effet, des libertés « fermées » mais des « libertés de rapport », selon l’expression de Claude Lefort[1]. Ce qu’inaugurent les droits de l’homme n’est pas la constitution d’un espace privé dans lequel serait enfermé et s’enfermerait chaque individu mais la création d’un espace public dans lequel le corps et les idées de chaque homme pouvant circuler librement se confrontent nécessairement aux corps et aux idées des autres.

« Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, écrit Camus, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes »[2]. Les droits de l’Homme sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes, ils signent la solidarité de tous les hommes. Et ils sont la part sans laquelle le citoyen ne peut être et donc ne peut être la démocratie. C’est pourquoi, les droits constitutionnels sont le code d’accès à la démocratie.

La Justice, enfin. Et bien sûr, troisième pilier de ma réflexion, la Justice liée aux deux autres en ce qu’elle est l’institution gardienne des droits et libertés qui font la démocratie. Sans méconnaitre les défauts de justice, constitutionnelle ou civile que je critique régulièrement – je ne parle pas du Conseil d’Etat dont je propose la suppression !! - j’affirme d’autant plus ce lien entre constitution, démocratie et justice qu’il est aujourd’hui dénoncé. Un courant s’affirme pour dénoncer la montée en puissance des juges voire le gouvernement des juges qui viendrait empêcher les élus de faire ce qu’ils veulent. Contre cette pensée populiste, je veux rappeler ce que la Justice apporte à la démocratie. Et ce qu’elle apporte c’est la civilisation au sens que Norbert Elias donne à ce mot. L’arrière-plan de tout procès et toute procédure, écrit Paul Ricoeur, est la violence et donc l’horizon de tout acte de juger est de se présenter comme une alternative à la violence sous toutes ses formes et en particulier celle qui est la plus destructrice de l’idée de société parce qu’elle est simulation de la justice, la vengeance. En termes plus directs, le passage de la barbarie à la civilisation se fait par l’abandon du lynchage au bénéfice de la justice. En ce sens, la Justice est essentielle à la démocratie car elle est l’institution qui apporte la mesure, la mesure dans l’exercice du pouvoir et la mesure dans l’élaboration des règles de la Cité. Dans la configuration démocratique moderne où le suffrage universel n’est pas ou n’est plus la source de légitimité, les juges ne sont pas des intrus ; ils en sont un des acteurs, celui qui a pour rôle de rappeler que le droit se fabrique aussi avec les principes autour desquels un peuple a défini son vivre ensemble.

Constitution, Démocratie, Justice. Oui, en ces temps politiques très surprenants, j’ai acquis la conviction que le Droit, que la Constitution est ce par quoi se structure et s’exprime la culture humaniste et que les droits et libertés, jamais acquis, ne prennent sens que par leur exercice continu. Pour le reste, j’ai été simplement un universitaire, un professeur parmi d’autres professeurs qui a profondément aimé son métier, qui a pris beaucoup de plaisir à retrouver chaque semaine ses étudiants de première année et qui est très heureux de voir ses doctorants devenus de brillants universitaires. Et même si les Mélanges signifient au récipiendaire qu’il est à la retraite, je compte bien, si Anne en est d’accord, continuer à rêver encore d’une constitution mondiale et d’un citoyen du monde. A chacune et chacun de vous, j’adresse un chaleureux et amical « merci »


[1] Claude Lefort, Droits de l’homme et Politique, in Libre 7, Payot, 1980.

[2] Albert Camus, L’Homme révolté, La Pléiade, 2008, p. 79.



Le Professeur Dominique ROUSSEAU avec ses anciens élèves de la Faculté de droit et de science politique de Montpellier


 

Le Professeur Dominique ROUSSEAU avec les membres du CERCOP et du CREAM de la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier



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