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Vers un changement de la « formule magique » en Suisse ?, Maxime CHARITÉ, Maître de conférences en droit public, Université Le Havre Normandie



Vers un changement de la « formule magique » en Suisse ?

À l’occasion du renouvellement partiel du Conseil fédéral de 2022, l’Assemblée fédérale a élu deux membres nouveaux en remplacement de deux membres démissionnaires appartenant aux mêmes partis politiques qu’eux. Ce faisant, elle s’est bornée à appliquer la « formule magique », convention de la Constitution suisse selon laquelle le Conseil fédéral doit être composé conformément et proportionnellement aux rapports de force politiques. Cette application de la « formule magique » pourrait toutefois être la dernière du genre à l’horizon des élections fédérales de 2023.

Maxime CHARITÉ,
Maître de conférences en droit public,
Université Le Havre Normandie
(LexFÉIM, EA 1013)

Le 7 décembre 2022, le Conseil fédéral suisse, « autorité directoriale et exécutive suprême de la Confédération » [1], a été partiellement renouvelé. À cette occasion, l’Assemblée fédérale, « autorité suprême de la confédération, sous réserve des droits des cantons » laquelle « se compose de deux Chambres, le Conseil national et le Conseil des États, dotées des mêmes compétences » [2], a remplacé deux membres du Conseil fédéral démissionnaires et élu respectivement Albert Rösti (Union démocratique du centre (UDC)) à la place d’Ueli Maurer (UDC) en fonction depuis le 1er janvier 2009, ainsi que Élisabeth Baume-Schneider (Parti socialiste (PS)) à celle de Simonetta Sommaruga (PS) en poste depuis le 1er novembre 2010. Ces deux nouveaux conseillers fédéraux siègeront jusqu’à la fin de la 51e législature de l’Assemblée fédérale qui expirera à la fin de l’année 2023. En élisant deux nouveaux membres du Conseil fédéral appartenant aux mêmes partis politiques que les membres qu’ils remplacent, l’Assemblée fédérale s’est bornée à appliquer la « formule magique » [3].

I – Une convention de la Constitution suisse

La « formule magique » désigne la règle non-écrite d’après laquelle le Conseil fédéral, « composé de sept membres » [4], doit l’être conformément et proportionnellement aux résultats des élections fédérales, notamment celles au Conseil national, qui « se compose de 200 députés » « élus par le peuple au suffrage direct selon le système proportionnel » « tous les quatre ans » dans chacun des 26 cantons suisses [5]. Elle a été instituée en 1959 afin de justifier l’attribution d’un second siège de conseiller fédéral au PS, qui était, à l’époque, le premier parti politique de Suisse aux élections au Conseil national depuis 1928. Conformément et proportionnellement aux résultats des élections fédérales de 1959, la « formule magique » initialement retenue fut la suivante : 2 sièges pour le PS, le Parti radical-démocratique (PRD) et le Parti conservateur chrétien-social, 1 pour le Parti des paysans, artisans et bourgeois. Originairement sarcastique vis-à-vis de la conception purement mathématique justifiant l’attribution d’un second siège de conseiller fédéral au PS, cette expression fut finalement reprise puis consacrée pour marquer son bien-fondé [6].

Dans sa version initiale, la « formule magique » était « censée garantir à la fois stabilité et concordance » [7]. Tout d’abord, elle était censée garantir l’adéquation entre les résultats électoraux et la composition du Conseil fédéral, et avec, la représentativité de ce dernier. C’est ainsi qu’en 1959, les quatre partis politiques y siégeant représentaient plus de 85 % des suffrages exprimés aux élections au Conseil national. Ensuite, du fait de la représentation de ces quatre principaux partis de Suisse, la « formule magique » était censée garantir une « démocratie de concordance », laquelle repose sur le consensus et non le fait majoritaire. Enfin, la formalisation de la « formule magique » dans un marbre arithmétique était censée garantir la stabilité de la composition du Conseil fédéral. C’est dans ce triple effet vertueux que résidait la « magie » de la formule. Appliquée telle quelle jusqu’en 2003, cette règle peut être qualifiée de « convention de la Constitution » suisse en ce que les réponses aux trois questions classiques de Jennings sont positives la concernant : il y a des précédents, les acteurs de ces précédents croyaient qu’ils étaient tenus par une règle et il y a une raison à la règle [8]. Règle politique non-écrite, elle s’ajoute à la règle constitutionnelle écrite selon laquelle « les diverses régions et les communautés linguistiques doivent être équitablement représentées au Conseil fédéral » [9].

II – Une règle éprouvée par l’évolution des rapports de force politiques

Avec le temps, la « magie » de la formule de 1959 s’est heurtée à l’évolution des rapports de force électoraux. En 1999, l’UDC, qui a succédé au Parti des paysans, artisans et indépendants en 1971, est devenue le premier parti politique de Suisse. C’est la raison pour laquelle, en 2003, à la suite des élections fédérales confirmant cette évolution, l’UDC s’est attaquée au second siège du Parti démocratique du centre (PDC) au Conseil fédéral et Christoph Blocher (UDC) en fut élu membre en remplacement de Ruth Metzler (PDC). Depuis cette date, la « formule magique » retenue est la suivante : 2 sièges pour l’UDC, le PS, le PRD, 1 pour le PDC. En 2008, Eveline Widmer-Schlumpf (UDC), nouvellement élue membre du Conseil fédéral face à Christoph Blocher par 125 voix contre 115, a été, en raison de cette concurrence, exclue du parti, et avec elle, sa Section grisonne. C’est pourquoi avec son homologue Samuel Schmid, l’autre membre du Conseil fédéral de l’UDC de l’époque, ils ont fondé le Parti bourgeois-démocratique (PBD), fusion des sections cantonales dissidentes de l’UDC. Premier parti politique de Suisse, l’UDC n’était de fait plus représentée au Conseil fédéral. La « formule magique » était ainsi rompue. Il fallut attendre, d’abord, le 1er janvier 2009, date de prise de fonctions d’Ueli Maurer à la place de Samuel Schmid, puis, le 1er janvier 2016, date de celle de Guy Parmelin (UDC) en remplacement d’Eveline Widmer-Schlumpf, pour que la composition du Conseil fédéral soit de nouveau conforme à la « formule magique » de 2003.

Avec les élections fédérales et au Conseil fédéral de 2019, la « magie » de cette « nouvelle formule » s’est, à nouveau, heurtée à l’évolution des rapports de force politiques, lesquels sont devenus de plus en plus instables et éclatés. D’une part, les quatre partis siégeant au Conseil fédéral ne représentent plus que 70 % des suffrages exprimés aux élections au Conseil national. D’autre part, le Parti écologiste suisse (PES) est devenu la quatrième force politique du pays, reléguant le PDC au cinquième rang. C’est la raison pour laquelle, à l’occasion des élections au Conseil fédéral, le PES a brigué le second siège du Parti libéral-radical (PLR), héritier du PRD depuis 2009, mathématiquement le plus « surreprésenté » [10]. Ignazio Cassis (PLR) a néanmoins été réélu face à la leader écologiste Regula Rytz par 145 voix contre 93. Ce maintien de la « formule magique » en l’état pouvait toutefois se prévaloir du précédent de 1999.

III – Le renouvellement partiel du Conseil fédéral de 2022, un calme avant la tempête ?

À l’occasion des élections partielles du Conseil fédéral de 2022, les Verts, nom officiel du PES depuis mars 2021, ont décidé de ne pas s’attaquer aux sièges en jeu. La première raison qui explique cette décision est d’ordre arithmétique et tient au fait que ces sièges ne sont pas ceux des partis les plus « surreprésentés » au Conseil fédéral. C’est incontestable pour l’UDC. Cela est également vrai pour le PS, bien que plus discutable dans la mesure où ce parti était au coude-à-coude avec le PLR lors des dernières élections fédérales, de même que dans les premiers sondages pour les élections fédérales de 2023 (un sondage du 26 août 2022 plaçant d’ailleurs le PLR devant le PS [11]). Mais s’agissant du second siège de conseiller fédéral du PS, une seconde raison de nature politique tient au fait que le PS est un allié des Verts, formant avec eux ce que l’on nomme communément la « gauche rose-verte » outre-Jura. Cette abstention des Verts s’apparente néanmoins à un calme avant la tempête. En effet, leur président, Balthasar Glättli, a déjà annoncé publiquement que le parti briguerait le second siège de conseiller fédéral du PLR à la suite des élections fédérales de 2023 [12].

Cette annonce publique est pour le moins audacieuse dans la mesure où une telle volonté de s’attaquer à un siège de conseiller fédéral dépend nécessairement des résultats des prochaines élections fédérales de 2023. Or, les premiers sondages y relatifs n’établissent pas de hiérarchie claire entre le PS et le PLR, relèguent les Verts au cinquième rang derrière le Centre, fusion du PDC et du PBD depuis le 1er janvier 2021, et montrent une progression des Vert’s libéraux qui pourraient également prétendre à un siège d’un point de vue strictement mathématique (c’est d’ailleurs la volonté clairement affichée par leur président Jürg Grossen [13]).

La teneur de la « formule magique » au-delà de l’horizon des élections fédérales de 2023 est donc incertaine. Un maintien en l’état paraît intenable compte tenu de l’état virtuel des rapports de force politiques, lequel reste néanmoins à confirmer. Un changement de formule vers l’attribution du second siège de conseiller fédéral du PLR aux Verts est sans doute l’hypothèse la plus probable à ce jour. La force principale de cette règle politique non-écrite réside en effet précisément dans sa capacité d’adaptation raisonnée. Une évolution plus radicale consistant également dans l’attribution du second siège de conseiller fédéral du PS aux Vert’s libéraux semble, quant à elle, trop brutale eu égard aux précédents qui existent. Tel est aussi le cas de la modification du nombre de membres du Conseil fédéral, qui nécessiterait une révision partielle de la Constitution. En revanche, l’abandon pur et simple de la « formule magique », quant à lui, ne semble pas à l’ordre du jour tant elle fait figure de règle constitutionnelle de base du système politique helvétique [14].

[1] Art. 174 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avr. 1999.

[2] Art. 148 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avr. 1999.

[3] V., not., E. Burgos, O. Mazzoleni, H. Rayner, La formule magique : conflits et consensus dans l’élection du Conseil fédéral, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011, 137 p.

[4] Art. 175 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avr. 1999.

[5] Art. 149 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avr. 1999.

[6] E. Burgos, O. Mazzoleni, H. Rayner, op.cit., p. 33.

[7] K.-H. Voizard, « Réflexions autour de la légitimité du Conseil fédéral suisse », RFDC, 2013, p. 149.

[8] I. Jennings, The law and the constitution, 2e ed., University of London press ltd., 1938, p. 129, cité et traduit par P. Avril, « Les “conventions de la Constitution” », RFDC, 1993, p. 336.

[9] Art. 175 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avr. 1999.

[10] La « surreprésentation » d’un parti politique au Conseil fédéral peut être mesurée par le quotient des suffrages exprimés aux élections au Conseil national et du nombre de sièges de conseillers fédéraux finalement attribués au parti.


[12] « En 2023, les Vert·e·s veulent dépasser le PLR », Le Temps, 11 sept. 2022.

[13] « Les Vert’s libéraux visent un siège au Conseil fédéral », Le Temps, 14 août 2022.

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