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Mais où est passé le Conseil constitutionnel de 1985 ?, Eric SALES, Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier, CERCOP


Mais où est passé le Conseil constitutionnel de 1985 ?

Eric SALES,

Maître de conférences de droit public, HDR,

Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier,

CERCOP

Dans sa décision du 24 juillet 1985[1], le Conseil constitutionnel a déclaré la loi portant règlement définitif du budget de 1983 non conforme à la Constitution, dans sa totalité, en raison de l’irrégularité de la procédure suivie pour son adoption.

A l’époque, les députés, auteurs de l'une des saisines, estimaient que la procédure d'urgence, suivie pour l'adoption de la loi portant règlement définitif du budget de 1983, méconnaissait les dispositions de l'article 45 de la Constitution. En d’autres termes, le projet de loi n'ayant fait l'objet que d'une seule lecture devant chacune des deux assemblées, il ne pouvait, selon eux, être procédé à la réunion d'une commission mixte paritaire sans que l'urgence ait été déclarée dans les conditions prévues à l'article 45 de la Constitution.

En outre, était également méconnu l'article 39 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances. Si en observation de cette disposition les projets de lois de finances sont examinés de plein droit selon la procédure d'urgence, cet article, comme les dispositions relatives aux délais d'examen, ne concerne pas les lois de règlement définitif du budget.

Le Conseil fera droit à l’argumentation en considérant effectivement que la procédure d'urgence de plein droit, tout comme la fixation de délais d'examen, répond à la préoccupation d'obtenir en temps utile, et plus spécialement avant le début de l'année, l'intervention des mesures d'ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale[2]. Une telle nécessité ne se retrouve pas pour les lois de règlement qui, dès lors, restent soumises, en ce qui concerne la procédure d'urgence, aux prescriptions générales de l'article 45 de la Constitution. En conclusion, le Conseil retiendra que le projet de loi portant règlement définitif du budget de 1983, qui n'avait donné lieu qu'à une seule lecture devant chaque assemblée, ne pouvait être soumis, comme il l'a été, à une commission mixte paritaire alors qu'il n'y avait pas eu de déclaration d'urgence par le Gouvernement.

Monsieur SEGALAT, en tant que rapporteur, avait fait valoir que « la décision qu'il propose ne lui paraît pas être appuyée sur un pur artifice. Le respect de la procédure, dans le cas d'espèce, pèse fortement sur le fond du droit[3]. »

Le Conseil constitutionnel pouvait-il se réclamer utilement de cette jurisprudence lors de l’examen de la loi portant réforme des retraites dans sa décision du 14 avril 2023 ?

Vraisemblablement oui et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les règles procédurales sont importantes. Elles ne le sont pas moins que les règles de fond. Comme chacun le sait, leur méconnaissance ne peut être invoquée dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité. En conséquence, si le Conseil ne fait pas preuve d’une extrême vigilance en la matière dans le cadre du contrôle préventif de la constitutionnalité des lois, il deviendrait très facile de les considérer comme accessoires et, finalement, de ne pas les respecter. Le Conseil constitutionnel le sait pertinemment depuis au moins 1962 quand une loi ordinaire avait été utilisée pour procéder à la révision de la Constitution en méconnaissance manifeste de l’article 89 du texte fondamental fixant la procédure d’adoption des lois constitutionnelles. Sa déclaration d’incompétence de moment pouvait toutefois se comprendre car il était directement amené à examiner la constitutionnalité d’une loi qui venait d’être votée par le peuple et qui avait, par ailleurs, pour but de renforcer les droits politiques de l’ensemble des citoyens en leur permettant de procéder à l’élection du Président de la République.

En ce qui concerne plus particulièrement la réforme des retraites, une irrégularité procédurale pouvait être également retenue par la Conseil en se situant dans la continuité de sa jurisprudence de 1985. Il en allait ainsi notamment du choix gouvernemental de recourir à l’article 47-1 de la Constitution prévoyant des délais très brefs pour le vote des lois de financement de la sécurité sociale et soulignant que leurs dispositions peuvent être mises en oeuvre par voie d’ordonnance si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours[4]. L’exposé des motifs du projet de loi de révision de la Constitution de 1996 précisait que cette procédure, inspirée de celles des lois de finances « limite les débats à une seule lecture par chambre et encadre l'examen par le Parlement dans un délai maximum de cinquante jours, de telle façon que la loi d'équilibre de la sécurité sociale soit adoptée avant le premier janvier de l'année suivante[5] ». En revanche, il n’est fait aucune mention de la même exigence pour les lois de financement rectificatives de la sécurité sociale.

En répondant à un argument développé dans l’une des saisines des députés, selon lequel ces délais resserrés ne pouvaient être appliqués pour l’examen du texte déféré, faute d’être justifiés en l’espèce par l’urgence de corriger un risque de déséquilibre des comptes de la sécurité sociale, le Conseil retient, pour sa part, que les lois de financement rectificatives modifient en cours d’année les dispositions de la loi de finances de l’année et que l’urgence ne constitue pas une condition de leur mise en œuvre[6]. En conséquence, il eut été logique qu’il en déduise que l’urgence ne constitue pas non plus une condition de leur délibération et de leur vote. Ce faisant, il aurait complété utilement sa jurisprudence précitée de 1985. Il ne s’est pas engagé dans cette voie car cela aurait eu pour conséquence de remettre en cause la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale[7] laquelle prévoit que les lois de financement rectificatives ont le caractère de lois de financement de la sécurité sociale ce qui permet de les rattacher à l’article 47-1 de la Constitution. En bref, le fondement juridique retenu par le Conseil est ici bien fragile et n’emporte aucunement la conviction. Il révèle, par ailleurs, la faiblesse de son contrôle de constitutionnalité de la loi organique précitée. Il aurait sans doute été inspiré s’il avait pris la peine de formuler une réserve d’interprétation précisant que les lois de financement rectificatives de la sécurité sociale ne peuvent toutefois pas être soumises aux règles de délais fixées par l’article 47-1 de la Constitution.

En restant insensible à l’argument juridique du détournement de procédure, le Conseil laisse donc entendre au gouvernement que son choix initial – celui de s’offrir par avance une porte de sortie pour mettre en oeuvre par ordonnance les dispositions d’un projet de loi de financement rectificatif de la sécurité sociale si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de cinquante jours – est juridiquement pertinent au regard de la majorité relative dont il dispose au sein de l’Assemblée nationale. Par ailleurs, il développe ici une interprétation bien large de ce qui relève des règles dérogatoires applicables aux lois de finances alors qu’il avait retenu, en 1985, une lecture beaucoup plus stricte de celles-ci.

Dans vingt-cinq ans le compte-rendu de la décision du Conseil du 14 avril 2023 sera disponible. Il sera intéressant de le comparer avec celui relatif à la décision du 24 juillet 1985 marqué par la qualité des échanges juridiques de moment. Notons pour conclure que sur les neuf membres du Conseil[8] siégeant en 1985, sept avaient des qualifications juridiques reconnues dont deux docteurs en droit ayant exercé par ailleurs la fonction d’avocat[9] et deux professeurs agrégés de droit public dont le célèbre doyen VEDEL[10].

Le Conseil de 2023 n’est donc plus celui de 1985. Il reste à espérer qu’il demeurera encore longtemps celui de 1971[11] !

[1] CC, Décision n° 85-190 DC du 24 juillet 1985, Journal officiel du 26 juillet 1985, p. 8509. V. également en ce qui concerne les lois de règlement définitif du budget, CC, Décision n° 83-161 DC du 19 juillet 1983, Loi portant règlement définitif du budget de 1981, Journal officiel du 21 juillet 1983, page 2252.

[2] Le rapporteur du moment, M. SEGALAT, avait effectivement rappelé que « le respect des délais extrêmement stricts prévus par cette ordonnance ne trouvait sa justification que dans la nécessité de faire adopter certaines dispositions avant la date fatidique du 1er janvier de chaque année. Cette nécessité ne s'imposant que pour les lois de finances initiales, cela a pour conséquence de faire échapper les lois de finances de règlement à ces fameux délais d'urgence ». V. le Compte rendu de la séance du 24 juillet 1985, p. 2, https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/PV/pv1985-07-24.pdf

[3] V. le Compte rendu de la séance du 24 juillet 1985, op. cit, p. 9. Seul Monsieur MARCILHACY a émis une réserve en précisant qu’il « ne désire pas donner tort à l'argumentation du rapporteur mais tient à rappeler qu'il est effrayé du couperet que représente la sanction sur la procédure simplement ».

[4] Cette disposition constitutionnelle résulte de la réforme constitutionnelle n° 96-138 du 22 février 1996, JORF n° 46 du 22 février 1996.

[5] V. l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle n° 2455 instituant la loi d'équilibre de la sécurité socialehttps://www.senat.fr/connaitre-le-senat/evenements-et-manifestations-culturelles/les-revisions-de-la-constitution/projet-de-loi-constitutionnelle-n-2455-instituant-la-loi-dequilibre-de-la-securite-sociale.html

[6] CC, n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, voir les points 13 et s. et en particulier le point 17.

[7] V. La loi organique n° 2022-354 du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale, JORF n°0062 du 15 mars 2022.

[8] Il s’agissait de M. louis JOXE, de M. Léon JOZEAU-MARIGNE, de M. Robert LECOURT, de M. Paul LEGATTE, de M. Pierre MARCILHACY, de M. Daniel MAYER, de M. André SEGALAT, de M. Maurice-René SIMONET et du doyen VEDEL.

[9] Il s’agit de M. Léon JOZEAU-MARIGNE et M. Robert LECOURT.

[10] Tel était également le cas de M. Maurice-René SIMONET, Agrégé de droit public et de science politique.

[11] En référence à la décision du 16 juillet 1971 par laquelle le Conseil a utilisé le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 en s’offrant ainsi la possibilité de contrôler les lois au regard des droits et libertés constitutionnellement garantis. V. CC, n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, Journal officiel du 18 juillet 1971, p. 7114.

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