"La mise sous influence du pouvoir constituant : la Cour d’Arusha sur les traces de ses consœurs interaméricaine et européenne…", Mustapha AFROUKH, Maître de conférences en droit public, Université de Montpellier, membre de l'IDEDH

La
Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est la Cour régionale la
moins connue des trois Cours supranationales exclusivement protectrices des
droits de l’homme, sans doute parce qu’elle est la plus jeune. Ce n’est qu’en
1998[1]
que le principe d’une juridiction de protection des droits dans le système
africain a été acté. Et il faudra attendre le 15 décembre 2009 pour que la Cour
rende son premier arrêt. La Cour africaine veille au respect et à l’application
de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et autres
instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. A l’heure actuelle, trente-un
États membres ont ratifié le Protocole portant création d’une Cour africaine
des droits de l’homme et des peuples (ci-après Protocole) et seulement six ont
déposé la déclaration d’acceptation facultative de la juridiction de la Cour
concernant les requêtes introduites par les individus et les organisations
non-gouvernementales. Depuis 2019, trois Etats ont retiré cette déclaration de
compétence (Bénin, Côte d’Ivoire et la Tanzanie)[2],
estimant que la Cour s’immisçait dans des domaines ne relevant pas de sa
compétence. C’est dire l’extrême fragilité de sa position.
Une
autre raison de ce désintérêt pour la Cour africaine peut être avancée : à
savoir le « tropisme européen qu’exerce la Cour EDH »[3]. À
l’origine du premier système de protection juridictionnelle des droits de
l’homme à l’échelle internationale, la Convention européenne est souvent érigée
en « modèle », avec même parfois une tendance à l’ethnocentrisme « qui
consiste à jauger l’ensemble du système international à partir du seul cas
européen »[4].
Qui porte crédit au dialogue des juges et aux interactions normatives ne peut
plus aujourd’hui retenir une approche cloisonnée des systèmes de protection des
droits de l’homme.
L’examen
de l’activité judiciaire de la Cour d’Arusha est riche d’enseignements, qu’il
s’agisse de sa compétence consultative – bien plus ouverte que celle de la Cour
de Strasbourg[5]
– ou sa compétence contentieuse qui révèle une omniprésence des questions
politiques. Ayant eu à examiner de nombreuses affaires où étaient en cause des
atteintes aux droits politiques, la juridiction africaine des droits de l’homme
n’a pas hésité à assumer ses responsabilités en affirmant notamment son
indifférence face au caractère constitutionnel de la norme dont l’application
était remise en cause devant elle.
L’hypothèse
selon laquelle la garantie internationale des droits de l’homme limite, au nom
de l’effectivité des droits, le pouvoir constituant de l’Etat fait figure de
truisme. S’agissant du système conventionnel européen, on sait que la Cour de
Strasbourg retient la conception la plus large possible de la norme nationale
au regard de sa compétence. Ainsi, a-t-elle souligné que « c’est par
l’ensemble de leur « juridiction » (…) que lesdits Etats répondent de leur
respect de la Convention » et qu’il ne lui appartient pas d’opérer une « distinction
quant au type de normes ou de mesures en cause »[6].
De même, la Cour interaméricaine des droits de l’homme ne se laisse pas
impressionner par la dimension constitutionnelle des affaires dont elle est
saisie. Ainsi, par sa seule existence, une norme constitutionnelle peut engager
la responsabilité d’un Etat partie à la Convention américaine[7].
La
Cour africaine s’inscrit résolument dans cette perspective. Le rejet de toute « exception
constitutionnelle »[8] (I)
lui permet d’exercer un contrôle plein et entier du respect de la Charte
africaine, un contrôle à la coloration objective et abstraite (II).
I)
Le rejet catégorique d’une exception constitutionnelle
Dans
les autres systèmes régionaux, la mise sous influence du pouvoir constituant a
été tardive. A l’inverse, le récit par lequel la Cour africaine a fait tomber
sous sa tutelle le champ constitutionnel montre qu’il n’y a pas eu de retard à
l’allumage. Bien avant son entrée en fonction, la Commission africaine des
droits de l’homme et des peuples avait déjà inscrit ses pas dans ceux des
autres organes régionaux de protection des droits de l’homme en contrôlant des
dispositions constitutionnelles définissant la condition de nationalité
nécessaire à l’exercice des droits politiques[9].
La
comparaison est ici instructive, puisque le premier arrêt par lequel la Cour
africaine a contrôlé une disposition constitutionnelle date de 2013, soit moins
de dix ans après son entrée en fonction, et quatre années après son premier
arrêt. Il s’agit de l’affaire Rev. Christopher Mtikila vs United c. Tanzanie
(14 juin 2013, n° 011/2011). Les requérants contestaient en l’espèce
des modifications constitutionnelles qui les ont empêchés de se porter
candidats aux élections présidentielles, législatives et locales. Les
amendements à la Constitution interdisaient en effet les candidatures
indépendantes. La Cour ne mâcha pas ses mots et constata une violation du droit
de participer aux affaires publiques de son pays, de la liberté d’association
et du principe de non-discrimination. Afin de justifier cette indifférence face
au caractère constitutionnel des normes en cause, l’arrêt mobilisa l’article 27
de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui indique qu’« une
partie ne peut
invoquer les dispositions
de son droit
interne comme justifiant la
non-exécution d’un traité ».
Trois
affaires récentes ont permis à la Cour de prendre clairement position sur
l’étendue de sa compétence dans ce cas. Ainsi, dans son arrêt Houngue Éric
Noudehouenou c. Bénin (4 déc. 2020, n° 003/2020), en réponse à l’exception
d’irrecevabilité soulevée par l’Etat défendeur qui faisait valoir
l’incompétence de la Cour pour contrôler la conventionnalité d’une révision
constitutionnelle et d’une loi déclarée conforme à la Constitution, celle-ci
« précise (…) qu’elle a le pouvoir d’examiner toutes les violations
alléguées devant elle, incluant la conformité avec les lois nationales, à la
lumière de la Charte et d’autres instruments internationaux ratifiés par l’Etat
défendeur ». Plus encore, sur le terrain de la recevabilité, l’arrêt
indique conformément aux dispositions de l’article 5(3) du protocole portant
création de la Cour africaine que les particuliers ou les ONG n’ont pas à
démontrer un intérêt personnel dans une requête « lorsqu’il s’agit de
contentieux de norme », d’autant que les questions posées sont « d’intérêt
public général ». Même tonalité dans l’arrêt Sébastien Germain
Marie Aikoué Ajavon c. Bénin dans laquelle la Cour devait vérifier si la
révision constitutionnelle du 7 novembre 2019 a été faite suivant un consensus
national tel que prévu par l’article 10.2 de la CADEG[10]
et la conventionnalité d’une loi du 17 septembre 2018 sur les partis
politiques. In specie, c’est le contrôle de conventionnalité in
abstracto qui était mis en cause par l’Etat défendeur, en vain, puisque « la
Cour souligne qu’en vertu de l’article 3(1) du Protocole elle a le pouvoir d’interpréter
et d’appliquer la Charte et tout instrument pertinent ratifié par l’État défendeur
et de conclure à l’existence ou non de violations de droits de l’homme, y
compris, lorsque celles–ci sont la conséquence de l’application d’une norme
nationale. A cet égard, la Cour souligne que les Conventions internationales
ont la primauté sur les normes de droit interne ».
Dernière
illustration, dans l’affaire Jebra Kambole vs United Republic c. Tanzanie
du 15 juillet 2020 (n°018/2018), le requérant faisait valoir que l’article 41
de la Constitution tanzanienne, interdisant aux juridictions de connaître de
l’élection d’un candidat à l’élection présidentielle, après la proclamation du
vainqueur par la Commission électorale, violait la Charte africaine. A
l’argument selon lequel la Constitution a été promulguée avant que la Tanzanie
devienne partie à la Charte africaine et au Protocole, la Cour d’Arusha oppose
l’application de ladite disposition qui continue de produire ses effets. Elle
rappelle également que le retrait de la déclaration par la Tanzanie (21 nov.
2019) est sans effet, celui-ci n’ayant pas de caractère rétroactif. Le contrôle
des normes constitutionnelles a ceci de particulier qu’il a une coloration très
abstraite.
II) L’exercice d’un contrôle objectif et abstrait
L’arrêt
Jebra Kambole vs United Republic c. Tanzanie (préc) est très clair.
Alors certes, la Cour africaine est prête, dans la droite ligne de la
jurisprudence de la Commission, à faire sienne la doctrine de la marge
nationale d’appréciation, mais celle-ci ne peut cependant pas être utilisée
pour faire obstacle à sa compétence. Aussi, le juge africain des droits de
l’homme n’entend pas accorder un traitement particulier à la Constitution.
Preuve supplémentaire, il se livre à un véritable contrôle objectif et abstrait
des normes constitutionnelles, indépendant de leur application. En l’occurrence,
c’est l’article 47 de la Constitution qui est jugé contraire à plusieurs
dispositions de la Charte. L’argumentation est très vivement critiquée par le
juge Blaise Tchikaya qui dénonce une approche sommaire de la marge nationale
d’appréciation peu respectueuse de la souveraineté de l’Etat. Le juge dissident
regrette également l’absence de démarche comparative qui aurait permis de
souligner la diversité des droits internes. On retrouve les mêmes critiques
dans le cadre de la Convention européenne. Pour l’ancien juge Lech Garlicki, le
juge « doit agir en ce domaine avec une prudence et une retenue
particulières »[11]. Dans
l’affaire Ajavon, il est jugé que « la révision
constitutionnelle objet de la loi n°2019-40 du 07 novembre 2019 est contraire
au principe du consensus tel qu’édicté par l’article 10(2) de la CADEG ».
Ce
caractère objectif du contrôle permet incidemment à la Cour d’imposer à l’Etat une modification de son droit interne afin de le mettre en
conformité avec la Charte africaine. Une telle pratique est courante dans les
autres systèmes régionaux, en particulier dans le système interaméricain où les
Etats se sont engagés à adopter toutes les mesures nécessaires pour donner
effet aux droits garantis (art. 2 de la CADH). L’article 27 § 1 du Protocole
portant création de la Cour africaine indique que « lorsqu'elle estime qu'il
y a eu violation d'un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes
les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement
d'une juste compensation ou l'octroi d'une réparation ». Or, on sait que l’engagement
de la responsabilité internationale de l’Etat du fait du pouvoir constituant
est sans incidence sur la validité de la norme constitutionnelle dont la « nullification
» ne peut être que suggérée ou encouragée. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre la Cour lorsqu’elle affirme dans l’affaire Ajavon (préc.) « qu’au
sujet de la demande d’annulation des lois, la Cour considère qu’elle ne peut se
substituer au législateur de l’État défendeur. Elle souligne, au demeurant,
qu’elle peut ordonner des mesures dont le but sera d’abroger lois ou de
modifier ces lois pour qu’elles soient conformes aux normes internationales des
droits de l’homme. La Cour estime que de telles mesures qui s’analysent en
garanties de non répétition sont les plus appropriées en l’espèce ».
Semblable obligation de non-répétition de l’illicite peut nécessiter des
amendements constitutionnels. Aussi, lorsque l’origine de la violation est
imputable au pouvoir constituant, la Cour peut ordonner au titre de la
réparation à l’Etat d’abroger la norme constitutionnelle litigieuse et/ou d’adopter
dans un délai raisonnable des mesures constitutionnelles pour remédier à ladite
violation. Il ressort ainsi de l’arrêt Ajavon que l’Etat doit abroger la
loi constitutionnelle n° 2019 – 40 du 7 Novembre 2019 portant révision de la
Constitution et toutes les lois subséquentes, notamment la loi n° 2019 – 43 du
15 novembre 2019 portant code électoral. Aussi, dans l’affaire Jebra Kambole
vs United Republique c. Tanzanie, ordonne-t-elle à l’Etat défendeur de
rendre conforme l’article 47 de sa Constitution à la Charte.
Ce contrôle objectif et abstrait révèle ses limites quand on envisage
ses conséquences concrètes. On est bien obligé de constater que les Etats sont
peu enclins à exécuter des arrêts stigmatisant une disposition
constitutionnelle. A titre d’illustration, l’arrêt Rev. Christopher Mtikila de
2013 n’a toujours pas été exécuté, l’Etat Tanzanien ayant indiqué que les mesures
constitutionnelles et législatives à prendre sont subordonnées à la tenue d’un
référendum. Surtout, les affaires citées impliquent des Etats – le Bénin et la
Tanzanie – qui ont retiré leur déclaration conformément à l’article 34(6) du
Protocole portant création de la Cour. La décision de retrait du Bénin fut
prise à la suite d’une ordonnance de la Cour suspendant les élections
communales du 17 mai 2020. Selon le ministre béninois de la communication,
« il n'est pas dans les prérogatives de la CADHP d'enjoindre à un Etat
d'interrompre son processus électoral qui est un acte de souveraineté ».
On voit mal comment les récents arrêts de la Cour africaine pourraient être en
mesure de faire rentrer dans le rang un pays autoritaire. En Europe, la période
récente est marquée par les réactions de défiance de certains Etats à la suite
de décisions de la Cour portant sur des normes constitutionnelles. C’est ce
dont témoigne l’affaire Anchugov
et Gladkov c. Russie (4 juill. 2013) dans lequel la Cour s’est livré à un
contrôle abstrait d’une disposition de la Constitution russe privant du droit
de vote tous les détenus. Relativement à
la question de l’exécution, l’arrêt avait souligné qu’il existe différents
moyens de l’exécuter, évoquant plus particulièrement la possibilité pour la
Cour constitutionnelle russe d’adopter une interprétation de la Constitution
conforme à la Convention. Le 14 juillet 2015, la Cour constitutionnelle russe a
directement mis en cause l’autorité de la chose jugée par la Cour européenne en
conditionnant l’exécution des arrêts de la Cour à leur conformité à la
Constitution.
Ces
situations de conflit normatif sont inévitables tant le décalage est grand entre
les approches du droit international et du droit interne du principe de
primauté. Dès lors parler d’assujettissement du pouvoir constituant n’a
aucun sens du point de vue du droit interne, une quelconque limitation du
pouvoir constituant étant inconcevable. Les argumentations développées devant
la Cour africaine par les Etats pour exclure les questions constitutionnelles
de sa compétence l’illustrent à l’envie. Disons-le-clairement : la Cour
africaine ne doit pas renoncer. Elle agit tout à fait dans le cadre de ses
compétences en contrôlant la conventionnalité de normes constitutionnelles. La
seule véritable question est l’étendue de ce contrôle : il est encore trop
tôt pour identifier une méthodologie dans ce domaine. Le juge Blaise Tchikaya
l’a très bien expliqué dans son opinion dissidente sous l’arrêt Jebra
Kambole : « La voie de passage de la Cour (dans ce type d’affaires)
n’était toutefois pas si simple : conforter une lecture restrictive des
marges normatives des Etats ou dire le droit interne de l’Etat (…) La
juridiction panafricaine aura à n’en pas douter de nouvelles opportunités pour
préciser le contenu de la marge nationale d’appréciation, la subsidiarité, la
proportionnalité… ». On soulignera enfin que ce contrôle de la
Constitution s’étend également aux organes constitutionnels. L’arrêt Ajavon
c. Bénin est en ce sens très illustratif, la Cour y constatant le défaut
d’indépendance de la Cour constitutionnelle en raison du caractère renouvelable
du mandat de ses membres. Pour ce faire, elle mobilisa notamment les travaux du
Professeur D. Rousseau.
[1] Protocole
créant la Cour Africaine adopté à Ouagadougou le 9 juin 1998 et entré en vigueur le 25 janvier 2004.
[3] L. Trigeaud,
« Le droit international et régional des droits de l’homme face à l’argument souverainiste : réagencer les mécanismes de
protection ? » in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, 2019, p. 281.
[4] Ibid.
[5] Que l’on songe à l’avis rendu le 4 décembre 2020
(n°001/2018) : compatibilité des lois sur le vagabondage avec la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples et avec les autres instruments
internationaux des droits de l’homme applicables en Afrique.
[6] Cour EDH, Gde ch., 30 janv. 1998, Parti
communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, § 29.
[7] Cour IADH,
5 févr. 2001, Olmedo Bustos et autres c. Chili,
fond, réparations et frais, § 88, C/73 : à propos d’articles de la Constitution
chilienne organisant un régime de censure préalable des œuvres
cinématographiques.
[8] D. Szymczak,
« L’identité constitutionnelle dans la jurisprudence conventionnelle », in L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle
saisie par les juges en Europe, Pedone, Paris, 2011, p. 48.
[9] Par exemple, 6 nov. 2000, John K. Modise c. Botswana,
comm. n° 97/93_14AR.
[10] La
Charte africaine de la Démocratie, des Élections et de la Gouvernance.
[11] « Contrôle de constitutionnalité et
contrôle de conventionnalité », discours disponible sur le site du Conseil
constitutionnel, http://www.conseil-constitutionnel.fr/
- avec Caroline BOITEUX-PICHERAL, « Evolutions de la jurisprudence de la Cour EDH", 2nd semestre 2020, RDLF, 2021, chron. n° 12 ;
- avec Jean-Pierre MARGUENAUD, « Entente des juges contre l’indignité des conditions de détention provisoire : l’avènement de l’arrêt pilote dialogué ? », Dalloz, 4 mars 2021, p. 432 ; chronique « Droits religieux », RSDA 2020/2, pp. 233/249 ;
- "Le Protocole n° 16 à la CEDH", avec J.-P. MARGENAUD, Pedone, 2020 ;
- "La sécurité : mutations et incertitudes" (dir. avec C. MAUBERNARD et C. VIAL), Institut universitaire Varenne, coll. « Colloques et essais », 2019 ;
- "L'islam en droit international des droits de l'homme", (dir.), Institut Universitaire Varenne, coll. « Transition et justice » 2019.
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