Accéder au contenu principal

"Au Conseil de défense, Hobbes dans le corps de Macron", Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

 








"Au Conseil de défense, Hobbes dans le corps de Macron", 

Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

Malgré la menace du variant anglais du SARS-CoV-2 qui fait toujours courir le risque d’une troisième vague épidémique, le président de la République maintient son refus, contre l’avis de nombreux experts, de prescrire un troisième confinement : un simple durcissement des restrictions sanitaires vaut mieux qu’une application radicale du principe de précaution qui pourrait encore mettre à l’arrêt l’économie du pays. La stratégie adoptée par Emmanuel Macron lors du dernier Conseil de défense tenu ce jour dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19 dénote une sensible évolution dans le rapport qui s’est installé entre les experts scientifiques et les responsables politiques depuis le début de la crise. Le Président de la république avait déjà observé, au moment de la sortie du premier confinement, une certaine distance vis-à-vis des recommandations du Conseil scientifique en décidant, contre l’avis de celui-ci, de rouvrir les établissements scolaires, sans attendre la rentrée du mois de septembre, au nom de la lutte contre les inégalités qui exigeait, fût-ce au détriment de l’impératif sanitaire, que chacun puisse se rendre à l’école pour recevoir la même éducation sans dépendre de la condition sociale et culturelle de ses parents. Un premier signal venait dissiper les craintes qu’avaient suscité, dès le début de l’état d’urgence, les mots d’Olivier Véran : « derrière chaque décision se cache une blouse blanche », clamait-il au risque d’alimenter le discours caricatural de ceux qui agitaient le spectre d’une « dictature sanitaire ».

A l’heure où nombre d’experts redoutent la survenance d’une troisième vague épidémique, analogue à celle du printemps dernier, cette tendance se confirme. Le pouvoir exécutif assume pleinement la responsabilité de ses mesures sans systématiquement se caler sur les préconisations, parfois très strictes, du Conseil scientifique. On se souvient des propos particulièrement explicites tenus en septembre par Jean-François Delfraissy selon qui le gouvernement allait « être obligé de prendre un certain nombre de décisions difficiles ». Jusqu’au reconfinement du mois de novembre, l’exécutif n’obtempéra pas tout de suite et avait plutôt choisi de contrôler l’épidémie en adaptant les contraintes aux circonstances locales et en s’appuyant sur le rôle des préfets en concertation avec les élus locaux. Certains proches de l’exécutif ne se gênaient plus pour rappeler que l’art de gouverner est une fonction politique et non sanitaire dans l’exercice de laquelle le médecin ne détient pas le dernier mot. Tout le contraire de ce qu’évoquaient les termes employés par Jean-François Delfraissy. La sortie de ce dernier fut pour le moins troublante car elle tournait le dos, de façon abrupte, à l’un des principes les plus élémentaires de ce qui constitue la pensée politique moderne, tel que l’a défini Max Weber : la séparation du savant et du politique. En avertissant, dans son avis, que le gouvernement allait « être obligé » d’adopter des décisions difficiles, le président de cette instance consultative incarnait un dévoiement normatif de la science qu’il semblait totalement assumer. Cette usurpation de la souveraineté était susceptible, chemin faisant, de servir de caution confortable à un pouvoir politique tenté d’adopter ces mesures en se parant de la vérité scientifique. Sauf que celle-ci est un horizon inaccessible, comme le montre l’apparition de voix discordantes au sein de la communauté médicale sur la stratégie optimale qu’il convient d’adopter face au virus. Comme le disait l’épistémologue Karl Popper, si la controverse constitue l’essence même des rapports qui gouvernent l’univers scientifique, la recherche de la vérité n’est qu’une « quête inachevée ». 

Tournons-nous alors vers une littérature plus ancienne que celle de Max Weber pour bien saisir les conditions d’une saine relation entre le pouvoir et la science et relisons le sceptique Thomas Hobbes. Conscient du caractère inachevé de toute controverse, l’auteur du Léviathan (1651) perçut très vite qu’il n’est pas souhaitable qu’au sein d’une communauté, le souverain se fonde sur cette inaccessible vérité pour trancher les conflits et arrêter ses décisions. Selon la terminologie du philosophe, il existe une lex naturalis, formulée en termes savants, selon laquelle l’usage illimité, par chacun, de ses droits naturels, réputés comme tels selon un a priori métaphysique, peut conduire à leur dissolution dans l’abominable chaos. Mais la conséquence qu’en tirent les individus éclairés par cette loi, en déléguant l’usage de leurs droits naturels au souverain, est un acte de pure liberté. Telle est la signification moderne du contrat social : la loi naturelle « n’oblige » pas, contrairement à ce que laissait entendre le professeur Delfraissy en se fondant sur ses propres convictions scientifiques en vue d’en inférer une fatalité normative. Le déterminisme de la loi anthropologique (le Sein) s’arrête là où parle la souveraineté de la norme juridique (le Sollen). David Hume et sa loi éponyme, puis Kelsen, écriront à ce sujet les pages que l’on sait. 

La loi naturelle de Thomas Hobbes, c’est la loi scientifique dont on trouve maintes illustrations, à l’échelle de la crise sanitaire actuelle, dans les conclusions des épidémiologistes qui, au sein de leur propre communauté, ne sont pas tous d’accord. La thèse qui recommande le confinement pour éviter l’engorgement des hôpitaux détient le statut pragmatique de la loi naturelle de Hobbes. Elle ne prescrit aucune conduite et n’a pas le statut d’une norme aussi longtemps que Léviahan, investi par le contrat social, n’aura pas déterminé ce qui est obligatoire, interdit et permis en tâchant de concilier l’impératif sanitaire des mesures avec leur degré d’acceptabilité sociale, leur impact sur l’économie et la préservation de la liberté des citoyens. Dans le cas contraire, le contrat social changerait de nature pour revêtir les aspects d’un contrat vital au sein duquel la politique, reléguée au rang de biologie appliquée, évoluerait sous la tutelle d’une science qui n’aurait plus la fonction critique qu’on attend d’elle. Toute démocratie doit préserver cette fonction en garantissant la liberté d’expression des épidémiologistes qu’elle peut compter dans ses rangs, qu’ils soient ou non favorables aux recommandations d’un Conseil scientifique en exercice. Aucune n’est tenue, en revanche, de se doter d’une instance unique dont les avis sont, par nature, scientifiquement réfutables et la légitimité, par voie de conséquence, problématique. Aussi paradoxal que cela puisse être, compte tenu de la réputation du philosophe anglais, la stratégie actuelle du chef de l’Etat, moins dure que celle que préconisent les médecins qui l’éclairent, est bel et bien d’inspiration hobbésienne. La philosophie politique de Hobbes n’est pas réductible à sa légendaire obsession sécuritaire. Sa modernité réside avant tout dans son scepticisme à l’égard de quiconque avance sous la bannière de la vérité. En un mot, elle souligne la dimension décisionniste du métier politique. En prescrivant avec discernement les nouvelles restrictions sanitaires, sans se caler aveuglément sur la ligne dictée par les avis d’experts, le président de la République prend assurément des risques, qui ne sont pas dénués d’arrière-pensées électorales, mais remplit normalement sa fonction, celle dont l’affreux Monsieur Hobbes, pour reprendre le sobriquet de Voltaire, avait dessiné les contours.

 

  

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Retour sur la controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958, Eric SALES, Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier, CERCOP

Retour sur la controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958 Eric SALES , Maître de conférences de droit public, HDR, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier La controverse autour du recours à l’article 11 ou à l’article 89 pour réviser la Constitution de 1958 est bien connue des constitutionnalistes. La différence entre ces deux dispositions constitutionnelles est pourtant nette, l’article 11 permettant l’organisation d’un référendum législatif – pour faire voter par le peuple une loi ordinaire dans un domaine juridiquement déterminé – alors que l’article 89 peut déboucher sur un référendum constituant – par lequel le souverain valide une loi constitutionnelle – après l’adoption préalable du projet de loi en termes identiques par les deux chambres du Parlement. La discussion porte en réalité sur une distinction établie entre la lettre de la Constitution et sa pratique bien synthétisée notamment, en d...

Rémi GATTELET, Commentaire de l’avis intérimaire de la Commission de Venise sur l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française, 5 juillet 2024

Commentaire de l’avis intérimaire de la Commission de Venise sur l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française Rémi GATTELET "Cet article a été rédigé sous la direction de Mme Jordane ARLETTAZ dans le cadre d'un atelier portant sur la publication d'un travail scientifique, proposé aux étudiants du Master 2 Théorie et pratique du droit constitutionnel". La formule de Montesquieu resta célèbre : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » [1] . Cet équilibre permanent recherché par les institutions politiques fait l’objet de théories et pratiques nombreuses et discordantes. En France, la recherche de cet équilibre a été laborieuse, tant et si bien qu’entre 1789 et aujourd’hui, quatorze constitutions différentes ont été appliquées. Mais, sous l’empire de la Vème République, un équilibre profondément différent – et visiblement efficace au regard de la longévité du texte – a été trouvé. De nombreu...

LA CONSTITUTION SOCIALE, Colloque sous la direction scientifique de Pierre-Yves Gahdoun et Alexandre Viala, Faculté de droit et science politique de Montpellier, vendredi 22 novembre 2024

LA CONSTITUTION SOCIALE Sous la direction scientifique de Pierre-Yves Gahdoun et Alexandre Viala 22 novembre 2024 Faculté de droit et science politique de Montpellier BÂT . 1 | AMPHI. PAUL VALERY (1.1.C) Dans le prolongement des révolutions libérales des XVIIe et XVIIIe siècles, le droit constitutionnel moderne a été pensé, pendant longtemps, comme une technologie normative destinée à répartir et réguler les pouvoirs publics de l’État en veillant à ce que leur exercice demeure compatible avec celui des droits et des libertés des citoyens. À cet égard, la seule dualité qui attirait l’attention des juristes et autour de laquelle se sont d’abord structurés les rapports que le droit constitutionnel organise était celle qui oppose l’individu à l’État. Le droit constitutionnel était conçu comme un droit qui ne porte que sur la dimension politique de la constitution. Puis, à partir du milieu du XIXe siècle, les sciences sociales ont pu démontrer qu’entre l’individu et l’État, se déploie une e...