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"La fin annoncée des membres de droit du Conseil constitutionnel, la fin programmée d’un autre risque", Hodabalo TCHILABALO, doctorant à la faculté de droit de Montpellier, CERCOP


 







   "La fin annoncée des membres de droit du Conseil constitutionnel,  la fin programmée d’un autre risque", 

Hodabalo TCHILABALO, doctorant à la faculté de droit de Montpellier, CERCOP
 
« Les grandes institutions sont comme les grands navires, leur cap ne peut être modifié que lentement, sans brusquer le mouvement »[1]. Une autre modification du cap du Conseil constitutionnel est annoncée par le Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, n° 2203  du 29 août 2019. Ce projet supprime les anciens présidents de la République au Conseil en reprenant les termes du  Projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, n° 911  du 9 mai 2018, qui a suscité l’intérêt de la doctrine. Celle-ci, malgré les ovations envers l’initiative, ne s’est pas pour autant emballée, niant son autosuffisance pour une complète transformation du Conseil en une juridiction dépouillée de toute présence politique. Il s’agirait d’un « arbre qui cache la forêt »[2] ou encore d’un projet « indispensable mais insuffisant »[3]. Sans reprendre ce regard doctrinal auquel il convient d’adhérer, il sied de relever l’apport de la réforme sur une épineuse question laissée jusqu’alors à la pratique. La reforme met, en effet, fin au risque redoutable d’une présidence à vie de l’institution, d’autant que les membres de droit pouvaient être portés à la tête de l’institution conformément à l’alinéa 2 in fine de l’Article 1  de l’ordonnance n°58-1067.
  
La perspicacité et l’intérêt de ce constat sont confortés par l’attitude du législateur organique qui ignore ce pan de la réforme dans l’Article 13 du projet de loi organique nº 2204 pour un renouveau de la vie démocratique, laissant ainsi subsister l’alinéa 2 sus-évoqué. Ce maintien aurait été justifié par l’exception prévue à Article 13 du projet de loi constitutionnelle. Mais aujourd’hui, la récente malheureuse disparition de M. Valery Giscard d’Estaing, le seul membre de droit bénéficiaire de la dérogation, appelle à la suppression des quatre derniers mots de l’alinéa 2 précité et de la précédente exception ! La fin programmée des membres de droit au Conseil entraîne, il faut le signaler par prétérition, celle d’une éventuelle présidence par ces derniers et renouvelle un débat autour de l’articulation entre les mandats de président et de membre.

Le débat ancien
    
Né de la double nomination de M. Robert Badinter et de la démission partielle de M. Daniel Mayer en 1986[4], le débat avait pour intérêt de combler le laconisme des textes quant à l’encadrement du mandat du président du Conseil. Parlant de l’articulation des mandats, autant il est possible d’affirmer leur coïncidence, autant l’interprétation inverse les dissociant est plausible. Le choix doit emporter la conviction en se basant sur un motif pertinent. En faveur de la coïncidence des mandats, Maurice Duverger fustige le précédent de 1986 qu’il qualifie de fraude[5]. Il fonde son choix sur la Constitution, non pas sur sa lettre - l’article 56 étant muet sur la question, - mais sur son esprit, en reprenant un argument de son contradicteur basé sur l’indépendance de l’institution. En effet, dans son ouvrage sur le Conseil constitutionnel, François Luchaire a déjà évoqué la question du mandat du président du Conseil, estimant qu’«une nomination pour une durée inférieure à celle des fonctions de membre du Conseil n'est pas formellement interdite par les textes : mais elle est contraire à leur esprit », d’autant qu’«en interdisant le renouvellement du mandat d'un membre du Conseil, les constituants ont voulu empêcher qu'il puisse être soupçonné de solliciter une nouvelle nomination ; (et) ceci vaut pour la présidence comme pour la qualité de membre du Conseil ». Militant toujours pour l’indépendance du Conseil qui procède de l’interdiction de renouvellement du mandat, François Luchaire ne retient pas la thèse de la coïncidence. Il mobilise d’autres arguments non moins juridiques. S’il considère que « nommer un président du Conseil constitutionnel pour une durée inférieure à celle de son mandat de membre du Conseil aurait été contraire à l'esprit de la Constitution, puisque cela aurait incité l'intéressé à solliciter le renouvellement de sa présidence », il reconnaît cependant que « rien n'interdit au titulaire de quelque fonction que ce soit d'en démissionner »[6]. C’est ce droit à la démission qui conduit l’ancien sage à admettre la dissociation des mandats.

Malgré la divergence entre les deux juristes, il ne faut pas voir une opposition frontale, d’autant qu’ils s’accordent sur l’argument fondamental. Le motif de leur contradiction est politique et se manifeste de façon ostentatoire dans la démonstration du premier. D’autant, Maurice Duverger défendant l’identité des mandats, plaidera pour un mandat limité à six ans pour M. Robert Badinter, pourtant nommé pour neuf ans. Pour lui, succédant à un président démissionnaire, celui-ci ne devait avoir pour mission que d’achever le reste du mandat du premier. Ce qui contredit son argumentation, car conduit à une dissociation de mandats. L’opposition véritable viendra du Sénat avec une proposition de loi organique[7] instituant un renouvellement triennal du Président du Conseil. Son auteur, le Sénateur Etienne Dailly, avance notamment la possibilité d’une présidence par un membre de droit pour rejeter « la thèse de l'alignement de la durée du mandat du Président sur celle du mandat du membre … », qui  « se traduirait (…) par une Présidence « à vie » du Conseil constitutionnel »[8]. C’est l’argument « péremptoire », qui aurait pu constituer le motif dirimant pour la limitation du mandat du président à une durée inférieure à celle du mandat de membre. Mais l’actuelle réforme envisagée anéantit cette argumentation et suscite une nouvelle réflexion.

Un nouveau regard aujourd’hui

Au-delà de mettre fin à l’incongruité justifiée par un motif aujourd’hui désuet, le projet de loi constitutionnelle supprime subséquemment le risque d’une présidence à vie « peu compatible avec le statut général des conseillers constitutionnels »[9]. La controverse sus-relatée révélant ce risque, justifie une dissociation des mandats. C’est par prétérition qu’il faut signaler que cette dernière proposition n’a pas eu de suite et a fait place à la pratique. Mais en théorie, le risque d’une présidence à vie plane toujours ; l’alinéa 2 plus haut évoqué, n’ayant subi aucune modification et la très probable loi constitutionnelle n’ayant pas encore été votée. Si cette dernière s’avère jusqu’au-boutiste, elle revalorisera l’argument de l’indépendance en supprimant celui du risque rappelé plus haut.

Aujourd’hui, à l’heure où l’occasion est donnée au législateur organique de modifier les textes relatifs à l’organisation du Conseil, il convient, avec ce changement, de plaider pour un encadrement du mandat du président du Conseil. Cet encadrement qui aura le mérite de lever l’équivoque, évitant l’instrumentalisation possible grâce au silence des textes[10], ne devrait désormais privilégier que l’indépendance des membres en retenant donc la concomitance des mandats.

[1] Guillaume Drago, « Réformer le Conseil constitutionnel ? », Pouvoirs, n°105, 2003, p.87

[2] Patricia Rrapi, « La fin des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel : l'arbre qui cache la forêt », Les Petites affiches, n°136, p.79

[3]Elina Lemaire, « Conseil constitutionnel : la suppression de la catégorie des membres de droit, une reforme indispensable mais insuffisant », JP blog, 19 juin 2018

[4] Le premier est nommé en remplacement d’un membre puis nommé Président. Le second abandonne son mandat de président tout en conservant celui de membre du Conseil.

[5] Maurice Duverger, « Une fraude à la Constitution ? », Le monde, 22 février 1986.

[6] François Luchaire, « La nomination de M. Badinter au Conseil constitutionnel. Réponse à Maurice Duverger », Le Monde, 26 février 1986.

[7] Proposition de loi organique n°310 du 7 mars 1986

[8] Idem, exposé des motifs

[9] Elina Lemaire, op.cit.

[10] Dominique Turpin avançait dans son ouvrage contentieux constitutionnel, coll. droit fondamental/droit juridictionnel, PUF, Paris, 1986, p.218 que « Rien n’interdit au futur président de la république de mettre fin aux fonctions présidentielles (mais non à celle de membre du Conseil) de M. Robert Badinter dès le lendemain de son élection ou lorsqu’il l’estimera nécessaire pour la confier à un autre conseiller », cité par Joël Boudant, « le Président du conseil constitutionnel », Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger, 1987, p.598.


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