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"Ordonnances, QPC, recours pour excès de pouvoir : la guerre des juges n’a pas eu lieu", Louis-Sami RAMDANI, doctorant à la faculté de droit de Montpellier, CERCOP








"Ordonnances, QPC, recours pour excès de pouvoir : la guerre des juges n’a pas eu lieu", 

Louis-Sami RAMDANI, doctorant à la faculté de droit de Montpellier, CERCOP

Résumé : L’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat rendu le 16 décembre dernier était attendu. Sans grande surprise, il confirme la réception par le juge administratif du récent revirement opéré par le Conseil constitutionnel concernant l’appréhension des ordonnances non ratifiées. Passé le délai d’habilitation législative, ces dernières peuvent faire l’objet d’une QPC. Pour autant, le juge ordinaire n’entend pas abandonner l’examen de ces actes. Il maintient la possibilité d’exercer son contrôle de légalité et épargne même son contrôle résiduel de constitutionnalité.

    
    La QPC du 28 mai 2020 avait suscité une série de réactions épidermiques. On se souvient des accusations véhémentes que la doctrine majoritaire adressait au juge de la rue Montpensier. Situation cocasse pour un interprète authentique de la Constitution, on l’accusait de s’être rendu coupable d’interprétation contra constitutionem. En qualifiant les dispositions d’une ordonnance non ratifiée de « dispositions législatives » au sens de l’article 61-1 de la Constitution, il procédait à une ratification implicite alors que la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 avait mis fin à l’abus de cette pratique. Le nouvel article 38 de la Constitution en son alinéa 2 ne pouvait être plus clair : les ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse ». Cette ratification implicite - qui ne disait pas son nom - emportait donc une dépossession du Parlement de son pouvoir de contrôle, celui-ci restant tout de même bien démuni face au présidentialisme congénital de notre Ve République.
 
Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés.
 
    Les multiples reproches adressés au Conseil constitutionnel ne s’arrêtaient pas à cet « insupportable » détail. Voilà que la répartition des compétences contentieuses s’en trouvait irrémédiablement bouleversée. En tant que règle hybride relevant matériellement du domaine législatif, mais rédigée dans le secret des cabinets ministériels et adoptée par l’exécutif, l’ordonnance disposait d’un régime juridictionnel bien particulier. En tant qu’acte de nature réglementaire, seul le juge administratif était compétent pour apprécier sa validité dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir. Dès lors que l’ordonnance échappait à la caducité, la ratification parlementaire - expresse depuis 2008 – l’élevait dans la hiérarchie des normes. A l’instar des lois de validation, ces dernières étaient considérées comme des « lois pleines et entières » et non plus comme des actes administratifs : elles échappaient donc au contrôle de légalité du juge ordinaire.
 
    Devenues lois, ces dernières tombaient alors dans le champ d’application de l’article 61-1 de la Constitution. En tant que disposition législative applicable à l’instance, une ordonnance ratifiée pouvait tout à fait porter atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Qu’à cela ne tienne ! Le Conseil constitutionnel était libre d’en être saisi. Le juge constitutionnel n’étant pas le juge du décret, il se refusait classiquement à examiner la constitutionnalité d’une ordonnance non ratifiée dans le cadre du contentieux QPC[1]. Corrélativement, le juge administratif écartait les QPC posées à l’encontre de cette catégorie hybride de normes[2]. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés…
 
Un coup d’Etat juridictionnel ?
 
    Mais le « crime du 28 mai » eut lieu et le contenu d’une ordonnance non ratifiée fut qualifiée de « disposition législative » grâce à l’interprétation créatrice du juge constitutionnel. Un acte administratif était érigé en disposition légale emportant, potentiellement, l’éviction du juge du Palais Royal du contentieux des ordonnances non ratifiées. Tout d’un coup, le recours pour excès de pouvoir semblait perdre de son attractivité.
 
    Et le justiciable dans tout cela ? Des voix s’élevèrent pour déplorer la situation du grand perdant de l’histoire. Les moyens invocables dans le cadre de la QPC étant restreints, comment le Conseil constitutionnel pourrait-il contrôler la validité de l’ordonnance au-delà des seuls droits et libertés que la Constitution garantit ?  Quid des engagements internationaux conclus par la France, des principes généraux du droit, du périmètre de l’habilitation défini par le Parlement et à partir duquel le gouvernement édicte ces dites ordonnances ?
 
    D’abord un crime de lèse Parlement, ensuite un crime de lèse Conseil d’Etat, enfin… la fin de l’Etat de droit ? Rien que ça. L’exécutif hors de contrôle pouvait gouverner par ordonnance en toute quiétude sans craindre la censure du juge administratif et ce, grâce à la complicité du juge de la loi.
 
« Le crime du 28 mai n’a pas eu lieu ».
 
    Heureusement que le Conseil constitutionnel n’avait jamais eu l’intention de se substituer au Parlement dans un processus de ratification toujours possible - et qui lui est nécessairement étranger - après cette étrange décision. Heureusement que cette jurisprudence, très discutable dans son issue, certes, n’avait pour seul objectif que d’offrir au justiciable un recours juridictionnel supplémentaire pour garantir le respect de ses droits.  Il est toujours mieux d’avoir plus d’une corde à son arc. Heureusement que, dès la publication du commentaire officiel de la QPC du 28 mai, soit quelques jours à peine après la publication de la décision litigieuse, on pouvait lire en toutes lettres sur le site internet du Conseil que « cette évolution ne remet[ait] naturellement pas en cause les autres voies de recours permettant de contester ces dispositions, au regard d’autres motifs que leur conformité aux droits et libertés constitutionnellement garantis »[3]. Il faut raison garder : le scandale jurisprudentiel tant décrié ne semblait pas se vérifier dans les faits. Pour reprendre l’expression d’une illustre plume, le « crime du 28 mai n’a pas eu lieu »[4].
 
    Et pourtant, l’on crut, pendant un temps, à l’ouverture d’un conflit frontal entre les deux ailes du Palais royal. Dialogue des juges ou combat de boxe, c’est par le biais d’un obiter dictum qu’une section du Conseil d’Etat n’entendit pas se laisser dicter sa politique jurisprudentielle séculaire un voisin peu respectueux. Pas de ratification de l’ordonnance, pas de QPC[5] ! D’aucuns applaudirent un peu hâtivement « l’annihilation » de l’invraisemblable revirement impulsé par le Conseil constitutionnel. Une hirondelle ne faisant pas le printemps, la compatibilité – tout à fait envisageable – de ces jurisprudences restait encore à construire. La raison du juge prit donc le dessus sur sa passion. Le conflit n’avait aucun sens : c’était l’articulation des contentieux qui s’en trouvait légèrement modifiée. Dès le 1er juillet 2020 – soit un peu plus d’un mois après la décision litigieuse - deux sous sections réunies admettaient l’ouverture toujours possible du recours pour excès de pouvoir à l’encontre des ordonnances non ratifiées une fois le délai d’habilitation expiré[6]. Alors que le Conseil constitutionnel confirmait son revirement jurisprudentiel dans une QPC du 3 juillet 2020[7], le juge administratif entérinait le 28 septembre dernier la complémentarité du recours pour excès de pouvoir et de la question prioritaire de constitutionnalité en cas de contestation d’une ordonnance non ratifiée[8].  
 
Epilogue
 
    Finalement, c’est dans sa formation la plus solennelle que le juge du Palais Royal clôt le débat du contentieux des ordonnances en élaborant un véritable « mode d’emploi »[9]. Il y consacre officiellement la nouvelle articulation du recours pour excès de pouvoir et de la question prioritaire de constitutionnalité concernant ces normes si spéciales. Le juge dispose donc d’une plénitude de compétence pour examiner la validité des ordonnances dans le cadre de son contrôle de légalité quasiment inchangé. Il affirme que « la circonstance qu’une question prioritaire de constitutionnalité puisse, dans une telle hypothèse, être soulevée, ne saurait cependant faire obstacle à ce que le juge annule l’ordonnance dont il est saisi par voie d’action ou écarte son application au litige dont il est saisi, si elle est illégale pour d’autres motifs, y compris du fait de sa contrariété avec d’autres règles de valeur constitutionnelle que les droits et libertés que la Constitution garantit »[10]. Le contrôle de légalité est donc amputé des normes de référence utilisables à l’occasion de la question prioritaire de constitutionnalité. Le contrôle de constitutionnalité dépassant le champ restreint du contrôle opéré dans le cadre du contentieux QPC, les normes qui n'ont pas été qualifiées de "droits et libertés que la Constitution garantit" peuvent donc servir de base juridique pour un contrôle de constitutionnalité résiduel des ordonnances non ratifiées. Ceci ne contredit pas le revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel, bien au contraire. Ce dernier multipliait des appels du pied rassurants à destination du juge ordinaire[11] pour lui faire comprendre que la QPC du 28 mai n’était en rien la spoliation que l’on ne cessait pourtant de dénoncer avec émoi[12].
 
    L’innovation originale de la position du Conseil d’Etat réside cependant dans un détail qui garde son importance : faisant une interprétation « souple » de l’article 23-3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, le juge administratif admet une hypothèse dans laquelle il refuserait de surseoir à statuer lorsqu’une QPC serait posée à l’encontre d’une ordonnance non ratifiée.
 
    Lorsque le requérant conteste l'ordonnance par voie d'action, et qu'une QPC a été soulevée, le Conseil d'Etat est libre d'annuler l’acte sur d'autres motifs que la méconnaissance des droits et libertés que la Constitution garantit ou des engagements internationaux de la France. Le cas échéant, l'intérêt d’une ésotérique « bonne administration de la justice » commande qu'il ne soit pas sursis à statuer. Face à cette interprétation hardie de la loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, un problème vient immédiatement à l’esprit : la question prioritaire de constitutionnalité a-t-elle perdu son aspect prioritaire ? Dans une toute autre mesure, ceci n’est pas sans rappeler le souvenir douloureux de la saga Melki et Abdeli qui menaçait le jeune mécanisme de la QPC au début des années 2010 : l’articulation de la question prioritaire de constitutionnalité et du renvoi préjudiciel, en somme la compatibilité de la QPC avec le respect de la primauté du droit de l’Union européenne d’une manière générale.
 
  Bien que les conclusions du rapporteur public en tentent une brève description[13], nous n’en saurons pas davantage sur cette hypothèse dont la mise en œuvre relèvera sans aucun doute du cas d’école. Cette porte de sortie que le Conseil d’Etat se ménage sonne cependant comme un avertissement fait au Conseil constitutionnel. Le juge administratif réceptionne son revirement quelque peu désinvolte en modifiant - à la marge - ses règles jurisprudentielles relatives aux ordonnances : dont acte. Que cet épisode ne se répète pas à l’avenir au risque de voir le juge de l’excès de pouvoir s’affranchir des règles procédurales de la QPC.
 
Conclusion
 
    Point de statu quo ante bellum, le juge administratif prend solennellement acte de la jurisprudence de son voisin de la rue Montpensier et articule, en conséquence, le recours pour excès de pouvoir au bénéfice du justiciable. Les protagonistes de cette crise sortent donc « par le haut de la confusion née de ce revirement »[14], la confrontation judiciaire n’étant pas à l’ordre du jour. Ceux qui l’annonçaient à la hâte en l’appelant secrètement de leurs vœux pourront le constater : la guerre des juges n’a (finalement) pas eu lieu.

[1] Cons. const., n° 2011-219 QPC du 10 février 2012 M. Patrick É. [Non-lieu : ordonnance non ratifiée et dispositions législatives non entrées en vigueur], JO 11 février 2012

 

[2]  CE 2° et 7° ch.-r., 13 juillet 2016, n° 396170

 

[3] Commentaire officiel de la décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, p. 18.

 

[4] Rousseau, Dominique, « Le crime du 28 mai n'aura pas lieu ! », La Gazette du Palais, 23 juin 2020, n° 23, p. 19

 

[5] CE, 11 juin 2020, n° 437851, cons. 13              

 

[6] CE, 1er juill. 2020, n°429132

[7] Cons. const., n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020 M. Sofiane A. et autre [Habilitation à prolonger la durée des détentions provisoires dans un contexte d'urgence sanitaire], JO 4 juillet 2020

 

[8]  CE, 13 juill. 2016, n° 396170

 

[9] L’expression vient du site officiel du Conseil d’Etat.

 

[10] CE, Ass, 16 déc. 2020, n° 440258, Fédération CFDT des finances et autres

 

[11] On citera par exemple une interview du Président Fabius publiée au début du mois d’octobre « [Le Conseil constitutionnel] fait entrer les ordonnances non ratifiées dans le giron de la protection par le Conseil constitutionnel des droits et libertés fondamentales dès l’expiration du délai d’habilitation. Sans remettre en cause les autres voies de recours fondées sur d’autres motifs et sans affecter en rien le rôle du Parlement seul à même, par leur ratification expresse, de donner aux ordonnances valeur législative dès leur signature, l’innovation que nous avons décidée consolide le contrôle des ordonnances non ratifiées affectant les droits et libertés des citoyens. Le Conseil constitutionnel est ainsi le juge de la conformité à la Constitution de toute la matière législative. » Rapport d’activité du Conseil constitutionnel pour l’année 2020, p. 8

 

[12]  Ramdani, Louis-Sami, « Les ordonnances à l'épreuve de la

QPC : haro sur le Conseil constitutionnel ! », Les Petites Affiches, 27 octobre 2020, n° 215, p. 9 – 17, https://www.actu-juridique.fr/constitutionnel/les-ordonnances-a-lepreuve-de-la-qpc-haro-sur-le-conseil-constitutionnel/

 

[13] CE, Ass, 16 décembre 2020, n° 440258, Fédération CFDT des finances et autres, Conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public, p. 18

 

[14] Ibid.

 

 

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