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"Le Président Badinter et la dignité de la personne humaine, retour sur les archives des décisions du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994 et du 19 janvier 1995", Eric SALES, Maître de conférences, HDR, Faculté de droit de l’Université de Montpellier, CERCOP



"Le Président Badinter et la dignité de la personne humaine, 
retour sur les archives des décisions du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994 et du 19 janvier 1995", 

Eric SALES, Maître de conférences, HDR, Faculté de droit de l’Université de Montpellier, CERCOP

Résumé : La loi organique du 15 juillet 2008 offre désormais la possibilité de consulter les archives du Conseil constitutionnel à l’expiration d’un délai de vingt-cinq ans à compter de la date du document. Cette ouverture fondamentale permet de découvrir, par la lecture des comptes rendus de séance, les débats des membres de l’institution et de comprendre de l’intérieur les décisions prises dont certaines l’ont été sous l’influence déterminante du Président du Conseil constitutionnel du moment comme en 1994 et en 1995 où M. Badinter joua un rôle essentiel dans la reconnaissance du principe de dignité de la personne humaine et dans le rattachement audit principe de la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent.

    En tant qu’avocat M. Badinter a mené un combat contre la peine de mort en obtenant, une fois devenu ministre de la justice, son abolition par la loi. Dans un discours poignant, prononcé devant l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981, il rappelait alors avec force l’indignité d’une justice qui tue.

  En tant que Président du Conseil constitutionnel, il a contribué à la reconnaissance par le Conseil constitutionnel de la dignité de la personne humaine érigée au rang de principe de valeur constitutionnelle. Plus précisément, dans la décision du 27 juillet 1994, « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle » qui ressort de la phrase introductive du Préambule de la Constitution de 1946 rappelant (qu’) « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés »[1]. Toujours sous sa présidence, dans la décision du 19 janvier 1995, la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent sera reconnue comme un objectif de valeur constitutionnelle découlant, en cascade et de façon originale, des alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946 et du principe précité de dignité de la personne humaine[2]. La publication récente des procès-verbaux de ces décisions permet de revenir sur le rôle important joué notamment par le Président Badinter à ces deux occasions.

   La libre consultation des archives, qui procèdent de l'activité du Conseil constitutionnel à l'expiration d'un délai de 25 ans[3], donne la possibilité de découvrir l’envers du décor des décisions rendues par les juges constitutionnels et la mémoire de l’institution de la rue Montpensier. Parmi les éléments parfaitement connus, le rapporteur présente un projet de décision et les conseillers échangent sur cette base avec une grande liberté de ton avec une direction déterminante des débats confiés au Président du Conseil constitutionnel. Parmi, les choses moins connues – mais que l’on peut deviner – il y a les tensions, les désaccords au sein de l’institution sur l’argumentation à privilégier au secours de laquelle la doctrine universitaire est parfois exploitée. Il arrive que le droit constitutionnel comparé soit utilisé. Le recours aux précédents comptes rendus n’est pas rare ne serait-ce que pour vérifier si l’intention des juges était de consacrer ou non tel ou tel principe constitutionnel[4] et de s’assurer de la préservation de la ligne jurisprudentielle. Il y a aussi cette magistrature d’influence du Président qui n’hésite pas à affirmer ses convictions, ses doutes ou encore ses attentes en faveur de la consécration d’un nouveau droit ou d’une nouvelle liberté en mesurant par anticipation les réactions des observateurs. Le Président Badinter n’était pas favorable aux solutions tièdes lesquelles seraient nécessairement accueillies comme un manque de courage de la part de l’institution. Bref, “ou bien on écrit ou bien on se tait” disait-il[5].

      En 1994, la marge de manœuvre était mince et les enjeux considérables. Les questions abordées par le législateur étaient particulièrement sensibles qu’il s’agisse de la procréation artificielle, des prélèvements d’organes, de la protection de l’embryon humain ou encore de l’étude génétique et de l’identification par les empreintes génétiques. En outre, en toile de fond de la loi sur la bioéthique, la crainte fondamentale de l’eugénisme – présente dans l’esprit du législateur et des juges – commandait sans aucun doute l’affirmation d’un principe essentiel imposant au législateur de fixer des limites au progrès de la science. Si la dignité n’est pas expressément mentionnée dans la Constitution, elle pouvait néanmoins être consacrée en référence aux premières phrases du Préambule de la Constitution de 1946 lui-même rappelé par le texte introductif de la Constitution de 1958. Le Président Badinter le souligne nettement en précisant que si le rattachement est « ténu », il reste possible[6]. Ainsi, la lutte contre les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine est devenue la base du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Ce faisant le Président Badinter a pu convaincre les membres du Conseil constitutionnel d’enraciner un principe central en s’appuyant sur la philosophie du Préambule de 1946, tout en marquant indéniablement l’histoire de l’institution et celle du droit constitutionnel français. Alors que la proposition de M. Badinter d’intégrer le principe de dignité de la personne humaine dans la Déclaration de 1789[7], à l’occasion du bicentenaire de la révolution française, n’avait pas été suivie d’effet, c’est du haut de la présidence du Conseil qu’il a contribué à le faire émerger. Selon lui, tout l’intérêt de la décision de 1994 était là[8].
 
   En 1995, la question de la reconnaissance du droit au logement comme un principe ou un objectif de valeur constitutionnelle a été assez rapidement tranchée en faveur du second par les juges constitutionnels. Sur ce sujet, les échanges entre conseillers démontrent que certains d’entre eux étaient assez réticents à l’idée d’affirmer un principe qui n’est pas en lui-même dans la Constitution et qui pourrait s’avérer trop contraignant pour le Parlement en envisageant toutes les conséquences de leur décision sur les logements de fortune[9] ou encore sur la spéculation immobilière[10].

   En revanche, les débats ont été curieusement plus nourris quant au lien à établir entre le droit au logement et le principe de dignité de la personne humaine. Peut-on vivre dignement sans logement ? Peut-on vivre dans un logement indécent ? Certainement pas. Telle était d’ailleurs l’argumentation du rapporteur M. Rudloff pour qui « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation… pourrait justifier la mise en œuvre d'une politique du logement destinée à donner un toit à tout être humain »[11]. La position du Président Badinter était également limpide sur ce sujet : « Si on considère que l'absence de logement est une dégradation de la dignité, il faut l'écrire. Et moi je le considère ». Il s’agit simplement « d’appliquer un principe à un cas concret »[12]. Pour lui, le lien est net et il ne lui viendrait pas à l’esprit de considérer, comme certains autres juges constitutionnels du moment, que l’association du droit au logement à la dignité de la personne humaine est « ridicule »[13] ou qu’elle serait une façon de dévaloriser ce grand principe en le diluant dans des considérations sociales de base[14]. Certains propos tenus sur les sans domicile fixe, dans ce compte rendu de 1995, apparaissent même très choquants alors que leur auteur s’avouait favorable au lien précité entre logement et dignité. C’est ainsi que M. Faure, ancien ministre du logement, estime que les sans domicile fixe « ne veulent pas de logement, ils boivent le rouge, ils mangent un jour et pas l’autre, ils se promènent, ils insultent les femmes qui passent… bref, ils ne veulent pas un logement »[15]. Plus loin dans les échanges, M. Abadie glissera de son côté qu’une « caverne, cela peut suffire à certains »[16]. Une petite phrase qui laissera le Président échapper un « quoi ? » suivi d’un long silence indiqué dans le procès- verbal[17].

   Il faudra donc l’insistance répétée du Président sur ce sujet[18] et une mise aux voix pour que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent soit finalement aimantée au principe de dignité de la personne humaine constitutionnalisé en 1994 avec toutefois les oppositions de N. Lenoir et de J. Robert. Cette magistrature d’influence du « chief justice », lui valait bien, à elle seule, un ouvrage sous forme d’hommage à la doctrine Badinter[19].

   Aujourd’hui, le principe de dignité de la personne humaine occupe certainement une place particulière en irriguant le droit de façon continue sous l’influence de la jurisprudence constitutionnelle. Le Conseil, toujours en se fondant sur les phrases introductives du Préambule de la Constitution de 1946, en a fait plusieurs applications remarquées en matière de garde à vue[20], d’hospitalisation sans consentement[21], en matière de « petit dépôt »[22] et en réaffirmant récemment le respect qui lui est dû au bénéfice des personnes placées en détention provisoire[23]. Il appartient en effet, « aux autorités judiciaires ainsi qu'aux autorités administratives de veiller à ce que la privation de liberté des personnes placées en détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités et juridictions compétentes de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne placée en détention provisoire et d'ordonner la réparation des préjudices subis. Enfin, il incombe au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu'il y soit mis fin ».

[1] Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, Journal officiel du 29 juillet 1994, page 11024.
[2] Décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, Loi relative à la diversité de l'habitat, Journal officiel du 21 janvier 1995, page 1166.
[3] V. La loi organique n° 2008-695 du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel et la décision n° 2008-566 DC du 9 juillet 2008, Journal officiel du 16 juillet 2008, page 11328, texte n° 3.
[4] V. La suspension de séance demandée par le Président Badinter en 1994 lors de l’examen de la constitutionnalité des lois relatives à la bioéthique, pour vérifier, dans le procès-verbal de la décision du 15 janvier 1975, si le principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie avait été constitutionnalisé, Compte-rendu de la séance du 26 juillet 1994, pv_1994-07-26-27, 26/07/1994, p. 29.
[5] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, pv_1995-01-19, 19/01/1995, p. 11.
[6] « Nous ne pouvons pas nous substituer au Constituant. Nous ne déclarons, nous Conseil constitutionnel, de principe que lorsque nous trouvons un ancrage. Il nous faut un filin même ténu. On ne peut pas sortir un principe constitutionnel de notre chapeau. », Compte-rendu de la séance du 26 juillet 1994, pv_1994-07-26-27, 26/07/1994, p. 26. Le rapporteur J. Robert avait évoqué de son côté la possibilité de dégager le respect de la dignité humaine comme principe constitutionnel, p. 24.
[7] Compte-rendu de la séance du 26 juillet 1994, pv_1994-07-26-27, 26/07/1994, p. 27.
[8] Compte-rendu de la séance du 26 juillet 1994, p. 50.
[9] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, pv_1995-01-19, 19/01/1995, p. 10
[10] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, p. 10
[11] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, p. 5.
[12] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, p. 13.
[13] V. Les propos de Mme N. Lenoir, Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 13.
[14] V. Les propos de M. J. Robert, Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 12 et 13
[15] V. Les propos de M. Faure, Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 10.
[16] V. Les propos de M. M. Abadie, Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 14.
[17] Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 14.
[18] Les propos du Président le démontrent parfaitement : « tout être qui traîne dans la rue et couche dans un carton est dégradé. Vous êtes en train de dire qu'on passe d'un grand principe à une petite application. Mais cela n'a rien à voir ! C'est une dégradation que d'errer dans la rue sans but et sans un minimum », Compte-rendu de la séance du 19 janvier 1995, préc., p. 13.
[19] D. Rousseau, « Sur le Conseil constitutionnel : la doctrine Badinter et la démocratie », Descartes & Cie, 1997.
[20] CC, n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, Journal officiel du 31 juillet 2010, page 14198, texte n° 105.
[21] CC, n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Journal officiel du 27 novembre 2010, page 21119, texte n° 42.
[22] Période qui commence entre la fin de la garde à vue et, en cas de décision de défèrement, la comparution de la personne devant le tribunal correctionnel), v. CC, n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, Journal officiel du 19 décembre 2010, page 22374, texte n° 50.
[23] CC, n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020, JORF n°0241 du 3 octobre 2020, texte n° 106. 

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