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Crise institutionnelle en Espagne : c’est la démocratie que l’on attaque !, François BARQUE, Maître de conférences HDR à l’Université Grenoble Alpes, membre du Centre de recherches juridiques (CRJ)



Crise institutionnelle en Espagne : c’est la démocratie que l’on attaque !

François BARQUE
Maître de conférences HDR à l’Université Grenoble Alpes, 
membre du Centre de recherches juridiques (CRJ)

Après des mois de retard, le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) et le gouvernement espagnol ont enfin pu proposer quatre personnes pour exercer les fonctions de magistrat au Tribunal constitutionnel. Celles-ci ont été officiellement nommées par le Roi le 31 décembre.

Ces récents blocages institutionnels ont abouti à l’une des crises les plus sérieuses qu’a connu l’Espagne depuis la promulgation de la Constitution du 27 décembre 1978. Il faut rappeler brièvement que les difficultés rencontrées ont débuté, il y a plus de quatre ans, avec l’impossibilité de trouver la majorité nécessaire pour renouveler la composition du CGPJ, l’organe de gouvernement du pouvoir judiciaire. En outre, depuis quelques mois, le CGPJ se trouvait dans l’incapacité de dégager une majorité pour désigner, conformément à la Constitution, deux candidats afin de renouveler le Tribunal constitutionnel. Le retard dans les désignations a de facto empêché le gouvernement de désigner ses propres candidats, comme le veut pourtant, là encore, la Constitution. Ces retards sont, en réalité, des blocages qui s’expliquent par des raisons politiques, le parti populaire souhaitant rester majoritaire au sein de ces deux institutions. Cherchant à résoudre ces problèmes en proposant de modifier les modalités de nomination, le gouvernement de gauche décida d’intégrer deux amendements dans un projet de loi absolument étranger à cette question. Saisi d’un recours par des parlementaires du parti populaire, l’assemblée plénière du Tribunal constitutionnel a jugé recevable le recours et a suspendu les deux amendements, empêchant ainsi que le Parlement espagnol puisse les adopter. Enfin, et bien que sa composition n’ait pas été renouvelée, le CPGJ est parvenu, il y a quelques jours, à désigner deux candidats pour intégrer le Tribunal constitutionnel, ce qui a permis de pallier l’échec des amendements gouvernementaux.

En dépit de cette évolution heureuse de la situation, il ressort de cette crise le désagréable sentiment que ces institutions sont politisées et que les deux principaux partis (parti populaire et parti socialiste) cherchent, par le biais de négociations, à se les répartir, tels de vulgaires instruments d’influence. Les modalités de désignation de leurs membres semblent soumises à des considérations bassement politiques, alors qu’elles devraient conduire à des consensus, dans l’intérêt supérieur de l’Etat. Cela ne peut qu’accroître la méfiance des citoyens à leur égard. C’est d’autant plus préoccupant quand on connaît la mission fondamentale qui a été et qui doit être celle du Tribunal constitutionnel.

En effet, en 1978, les constituants lui attribuèrent un rôle essentiel. Gardien de l’Etat de droit, il est chargé de censurer les lois inconstitutionnelles et de protéger les libertés et les droits fondamentaux des citoyens. Il n’est, dès lors, pas surprenant que le Tribunal ait été considéré comme l’interprète suprême de la Constitution et que ses interprétations contraignent l’ensemble des pouvoirs publics. D’ailleurs, d’aucuns s’accordent à reconnaître que le juge joua un rôle crucial lors de la « mise en route » de la Constitution et des premières années de la démocratie espagnole. Il contribua puissamment à tourner la page du constitutionnalisme « classique », pour lequel la Constitution n’était pas du droit mais un simple catalogue d’énoncés programmatiques. En outre, par ses nombreuses décisions, il permit de protéger les citoyens contre l’arbitraire législatif et administratif, facilita le développement des Communautés autonomes à propos desquelles la Constitution était volontairement demeurée sibylline ou encore donna à tous les pans du droit de solides bases constitutionnelles.

Or, les tensions récentes sont d’autant plus inquiétantes qu’elles surviennent alors même que la légitimité du Tribunal constitutionnel a déjà été particulièrement affaiblie par de précédentes crises. Premier exemple, rappelant sensiblement la crise actuelle, l’institution dut déjà faire face auparavant à de nombreux retards dans le renouvellement partiel de ses magistrats. Là encore, pour des motifs politiques. Tel fut le cas, en 2007, pour le remplacement de la Présidente du Tribunal, Mme Casas Bahamonde ; cette dernière dut poursuivre ses fonctions plus de trois ans après la fin de son mandat. Dans un discours (2011), celle-ci se permit de critiquer vivement cette « grave violation de la Constitution, qui préjudicie à la qualité de la démocratie ». Second exemple - ô combien marquant -, la « crise catalane », qui connut son paroxysme dans les années 2010, altéra profondément l’aura du juge. La décision du 28 mai 2010, par laquelle le Tribunal neutralisa de nombreux éléments du nouveau Statut de la Catalogne, fut jugée comme partiale et mit le feu aux poudres. En réaction, les autorités catalanes adoptèrent de nombreuses décisions et résolutions pour organiser le processus de consultation référendaire, faisant fi des interdictions répétées que prononça - en vain - le Tribunal constitutionnel. On se souvient même qu’en 2015, devant l’incapacité du Tribunal à faire respecter ses propres décisions, le gouvernement de l’époque fit modifier la loi organique régulant le Tribunal afin de conférer à ce dernier davantage de pouvoirs lui permettant de contraindre à l’exécution de ses décisions, ce qui avait été perçu comme une instrumentalisation politique de cette institution. Pire, le même gouvernement de l’époque préféra court-circuiter la vénérable institution et recourir à l’article 155 de la Constitution afin de prendre des mesures exceptionnelles pour contenir la révolte catalane.

Que faire, alors pour préserver le Tribunal constitutionnel de cette logique partisane et restaurer la confiance ? Une réforme de la procédure de désignation des candidats permettrait sans doute d’aller dans le bon sens. Après la décision du Tribunal ayant suspendu les amendements gouvernementaux, Pedro Sánchez s’était engagé à faire adopter ces mesures en suivant une procédure parlementaire plus classique. Il faudra simplement savoir si le déblocage de la crise et les quatre nominations ne conduiront pas le gouvernement à abandonner ce projet. On se permettra toutefois d’ajouter qu’en dépit des meilleures réformes juridiques possibles, rien ne remplacera un véritable changement des mentalités en matière de nomination. Seul le critère de l’intérêt général et du consensus devrait l’emporter ; pas celui des considérations partisanes et politiciennes. Il faut donc en revenir à l’« esprit » de la Constitution de 1978 qu’avait excellemment résumé Gregorio Peces-Barba Martínez, l’un des « pères » du texte : « toutes nos [Constitutions précédentes] peuvent être qualifiées de progressistes ou de conservatrices, et faites pour une moitié du pays contre une autre. […] Aucune d’entre elles ne fut intégratrice comme l’est la Constitution de 1978 ».


Pour en savoir plus sur l'auteur : François BARQUE est maître de conférences HDR à l’Université Grenoble Alpes, membre du Centre de recherches juridiques (CRJ). Il enseigne le droit constitutionnel et les finances publiques. Spécialiste de l’Espagne, il est notamment l’auteur d’un ouvrage de Droit constitutionnel espagnol (Editions LGDJ, collection Systèmes, septembre 2022, 1ère édition, 168 p., https://www.lgdj.fr/droit-constitutionnel-espagnol-9782275075730.html).


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