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Pierre-Yves GAHDOUN, «La consécration d’un principe constitutionnel d’indemnisation des chômeurs : innovation ou révolution ? À propos de la décision n°2022-844 DC du 15 décembre 2022», RDLF 2023 chron. n°03 (www.revuedlf.com)

«La consécration d’un principe constitutionnel d’indemnisation des chômeurs : innovation ou révolution ? À propos de la décision n°2022-844 DC du 15 décembre 2022», 


RDLF 2023 chron. n°03 (www.revuedlf.com)

➤ Pierre-Yves GAHDOUN, professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

"Toutes les nouveautés ne sont pas révolutionnaires. Il arrive que le génie des rois de la communication ou l’audace des vendeurs de rêves parviennent à convaincre le grand public qu’un nouveau bien ou service pourra révolutionner dans les prochaines années le fonctionnement de la société. Malheureusement, le résultat concret de cette innovation reste souvent très en deçà des attentes initiales. Le droit n’échappe pas à ce constat, en particulier le droit constitutionnel.

Lorsque le juge ou le constituant « consacre » un nouveau principe qui vient s’ajouter à ceux déjà existants, la nouveauté peut être plus ou moins forte selon le cas. La plupart du temps, rien dans les termes utilisés ne permet de connaître à l’avance le potentiel révolutionnaire du principe ainsi consacré. Pour découvrir ce potentiel, il faut gratter le vernis des mots et tenter de dépasser les maigres justifications parfois livrées par les auteurs. Tel est précisément l’ambition de ce bref commentaire.

Quel est le point de départ ? Le Conseil a reconnu pour la première fois, dans sa décision du 15 décembre 2022[1], la garantie constitutionnelle de « l’existence d’un régime d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi » sur le fondement des 5e et 11e alinéas du Préambule de 1946.

Il était question dans cette affaire de la loi portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi dont l’une des dispositions avait pour objectif de forcer les chômeurs à accepter certaines propositions d’emploi (en CDI) sous peine de subir une perte de leurs indemnités[2]. Les parlementaires de l’opposition avaient attaqué cette disposition en invoquant notamment « une contrainte excessive » pesant sur les demandeurs d’emploi en méconnaissance du 5e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946[3]. Hélas pour eux, le Conseil ne censure pas en l’espèce au motif que le législateur a poursuivi un but d’intérêt général en adoptant le nouveau régime d’allocations chômage. Si bien entendu le résultat concret de cette décision est important et ne manquera pas d’alimenter les colonnes de revues spécialisées en droit social, il nous semble que l’affaire offre d’abord et avant tout une belle occasion d’explorer les fondements constitutionnels du nouveau principe d’indemnisation des chômeurs, en l’occurrence les 5e et 11e alinéas du Préambule de 1946. On prendra donc ici le risque de commenter la décision en oubliant (un peu) le résultat sonnant et trébuchant de l’affaire sur le quotidien des travailleurs privés d’emploi.

Ceci posé, il faut d’abord constater que le communiqué de presse accompagnant la décision qualifie le principe d’indemnisation des chômeurs « d’inédit », ce qui ne fait aucun doute si l’on observe le bloc de constitutionnalité tel qu’il se présente jusqu’à cette date. Mais comme souvent, le Conseil se contente en l’espèce d’une argumentation réduite à sa plus simple expression, sans véritablement expliquer la solution retenue et les alternatives possibles. Se pose donc la question de savoir si le principe consacré en l’espèce est une simple innovation dans la continuité de la jurisprudence existante, ou si au contraire il est un acte « révolutionnaire » au sens politique du mot, c’est-à-dire un fait qui transforme profondément une situation par des moyens radicaux.

Allons tout de suite à la conclusion, qu’il faudra bien entendu démontrer : la décision du 15 décembre 2022 ne constitue en rien un acte révolutionnaire au sens qu’on vient d’en donner. Même si les 5e et 11e alinéas n’évoquent pas directement un droit à indemnisation en cas de chômage, on va voir que ces deux dispositions contenaient déjà en leur sein cette exigence constitutionnelle. Dit autrement et avec un mot souvent employé dans l’autre aile du Palais Royal, le nouveau droit à indemnisation des travailleurs privés d’emploi « découle » assez naturellement des dispositions du Préambule de 1946.

Pour parvenir à cette conclusion, on peut suivre l’ordre des fondements constitutionnels : le Conseil peut affirmer sans crainte que le nouveau principe puise sa source à la fois dans le 5e alinéa (I) et dans le 11e alinéa (II). Tentons de reconstruire le puzzle en empruntant ce chemin".


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