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"Fragile démocratie brésilienne", Leonardo TRICOT SALDANHA, Docteur de l’Université pontificale catholique du Rio Grande do Sul, Doctorant en droit public à l’Université de Montpellier, CERCOP



"Fragile démocratie brésilienne",

Leonardo TRICOT SALDANHA,
Docteur de l’Université pontificale catholique du Rio Grande do Sul,
Doctorant en droit public à l’Université de Montpellier, CERCOP

La Constitution brésilienne du 5 octobre 1988, deuxième constitution démocratique de l’histoire du pays, est très ambitieuse : elle prêche l’égalitarisme, la république et la souveraineté populaire, mais la pratique institutionnelle du texte ne s’est jamais montrée vraiment fidèle, dans la vie politique contemporaine, à l’esprit de ces trois piliers. Comme la plupart des constitutions du XXème siècle adoptées au lendemain d’une dictature[1], la Constitution de la République Fédérale du Brésil de 1988 (CRFB) avait pour ambition de changer la réalité politique et sociale du pays. Elle se présente d’ailleurs comme une constitution-programme[2] dont les objectifs fondamentaux sont énoncés à l’article 3 : « construire une société libre, juste et solidaire », « éradiquer la pauvreté et la marginalisation » et « réduire les inégalités sociales et régionales »[3]. Chargée de porter cette lourde promesse, la constitution bâtira plusieurs institutions nouvelles, imposantes, mais qui n’ont pas réussi à engendrer une réalité capable de faire face aux crises graves. Pour expliquer l’échec de cette expérience constitutionnelle, je voudrais attirer l’attention sur trois points particuliers qui concernent respectivement les droits fondamentaux, le contrôle de constitutionnalité des lois et le rôle du Ministère public. Ils traduisent un malaise profond : la dépendance dans laquelle se trouve la démocratie brésilienne vis-à-vis du pouvoir judiciaire.

La judiciarisation de la garantie des droits fondamentaux

La constitution est issue d’un processus politique de dépassement du régime dictatorial que le pays a vécu entre 1964 et 1985. Comme dans les autres dictatures latino-américaines, de nombreuses personnes ont été torturées et même assassinées par l’Etat. Quand ce régime meurtrier a été anéanti, quand « le statut de l’homme, de la liberté et de la démocratie »[4] a été promulgué, il a paru normal que les droits fondamentaux revêtent une importance structurante dans le nouveau texte. L’article 5 est central avec ses soixante-dix-huit alinéas proclamant notamment des libertés publiques et quatre alinéas énonçant des règles d’interprétations applicables à tous les droits fondamentaux. Toutes les générations de droits sont prévues : les droits sociaux (art. 6 à 10), politiques (art. 14 à 17) et écologiques (art. 225). Le deuxième paragraphe de l’art. 5 établit que d’autres droits pourront émerger soit de l’interprétation du juge, soit des traités internationaux humanitaires qui, s’ils sont adoptés par la procédure de révision constitutionnelle, auront le niveau hiérarchique suprême (art. 5, § 3).

Mais l’article 5 contient un premier paragraphe tout aussi important. Il dispose que « les normes qui définissent les droits et les garanties fondamentaux sont d'application immédiate ». La constitution prévoyait de consolider l’Etat social en garantissant des droits dont beaucoup dépendaient d’une prévision budgétaire et d’une action administrative efficace. Or, l’Etat social brésilien fut établi par le gouvernement de Getúlio Vargas (1930-1945) pour subir ensuite un important revers avec l’arrivée de la dictature de 1964. Ainsi, dans les années 1990, la machine administrative n’était plus à la hauteur de la tâche que la Constitution lui imposait. C’est alors le pouvoir judiciaire, autonome, puissant et capable de se renouveler aisément, qui a pu se saisir de la question sociale.

La Constitution porte, depuis sa naissance, une promesse civilisationnelle majeure. Les citoyens, fatigués par des décennies de mépris gouvernemental, ont entrevu dans le pouvoir judiciaire une possibilité de faire prévaloir ces nouveaux droits. Le pouvoir judiciaire, à son tour, a estimé que l’expression « application immédiate »[5] le doterait d’un pouvoir de réalisation des droits sans dépendre strictement ni du budget ni de la loi. Même si les intentions peuvent être bonnes, ce genre de décision renferme un élément potentiellement inégalitaire. En effet, il édifie un système de santé pour tous qui, de facto, réserve l’accès à certains médicaments et traitements uniquement à ceux qui connaissent la voie judiciaire. Une voie qui, de surcroît, occupe une place centrale en matière de contrôle de constitutionnalité des lois.

La judiciarisation du contrôle de constitutionnalité des lois

La CFRB de 1988 reflète en effet l’intensification du mouvement constitutionnaliste entamé au XIXème siècle. Non seulement les rapports entre les pouvoirs et les droits fondamentaux y sont présents, mais toute une déontologie démocratique et républicaine irrigue le texte constitutionnel. Comme le nouveau régime n’est pas l’aboutissement d’une révolution populaire, un rôle pédagogique est attribué à la Constitution – elle devra bien le jouer, non seulement devant le peuple mais aussi pour engager l’ensemble de l’administration publique et des pouvoirs de l’Etat. Cette fonction, nettement politique, est menée avec l’utilisation de nombreuses « normes ouvertes », des principes dont l’interprétation est indispensable.

Dans ce cadre, la suprématie formelle de la Constitution reçoit la mission de renforcer sa suprématie matérielle : il s’agit de rendre crédible le nouveau projet politique. Le contrôle de constitutionnalité est mis en œuvre conformément aux deux modèles communément établis : le contrôle a priori attribué essentiellement à une commission permanente au sein de chaque chambre du Parlement[6], et le contrôle a posteriori, assigné au pouvoir judiciaire[7]. Conformément au modèle états-unien, n’importe quel juge ou tribunal peut écarter l’application d’une loi ou d’un règlement pour contrariété à la constitution, sachant que les effets sont limités au cas d’espèce (contrôle concret ou diffus de constitutionnalité). En même temps, la Constitution a renforcé la fonction de Cour Constitutionnelle du STF (Supremo Tribunal Federal) en reconstruisant l’ADI[8], une action abstraite, dont les effets ont une portée erga omnes. Plusieurs acteurs institutionnels et politiques[9] peuvent saisir la Cour pour demander la déclaration d’inconstitutionnalité, soit d’une loi nationale, soit d’une loi d’un Etat fédéré. Dans l’élan du succès de l’ADI, deux autres actions de contrôle abstrait ont été inscrites dans la Constitution, par une révision constitutionnelle de 1993[10] : l’ADPF[11], qui permet d’invoquer l’inconstitutionnalité des lois municipales et de solliciter la non-réception du droit antérieur à la Constitution et l’ADC[12], dont l’objet étonnant, compte tenu du principe de présomption de constitutionnalité des lois issues du parlement, est d’affirmer la constitutionnalité d’une loi nationale.

Face à un tel élargissement du contrôle de constitutionnalité, le pouvoir judiciaire est très fréquemment saisi pour se prononcer sur des lois et des programmes gouvernementaux en utilisant des normes constitutionnelles particulièrement indéterminées[13]. Ainsi, subrepticement et par la force des choses, les juges se sont emparés d’une partie non négligeable de la souveraineté populaire.

L’hyperpuissance du Ministère public

Le Ministère Public au Brésil est, comme partout, compétent pour initier les poursuites pénales (art. 129, I). Néanmoins il doit aussi, parmi d’autres fonctions, « défendre l'ordre juridique et le régime démocratique » (art. 127, chapeau), « veiller au respect des droits fondamentaux » (art. 129, II), « défendre le patrimoine public et social, l’environnement et d’autres intérêts généraux et collectifs » (III), « défendre judiciairement les indigènes » (V), « exercer le contrôle externe des activités de police » (VII). En outre, le Ministère Public jouit d’une autonomie fonctionnelle, budgétaire et administrative (art. 127 §2 et § 3) qui était pleine et entière jusqu’au gouvernement de J. M. Bolsonaro[14]. Les Procureurs (art. 128, §5, I) ont leurs fonctions garanties à vie et sont inamovibles tout en ayant la garantie d’un salaire irréductible[15].

Cette élite, conçue sur la base d’une pensée républicaine, a été capable d’attirer à elle les demandes citoyennes. Si une association aspire à la protection d’un lieu naturel, par exemple, son action sera plus efficace si elle s’adresse au procureur plutôt qu’aux élus, étant donné que le Ministère Public, défenseur de l’environnement, est capable d’accéder à un pouvoir judiciaire tout puissant, qui peut ordonner au maire la protection envisagée, même si elle est coûteuse et contraire à la priorisation budgétaire. Cette confiscation du politique par le pouvoir judiciaire et par le Ministère Public est tout aussi bénéfique aux maires, aux gouverneurs et même au Président de la République – on ne discute pas une décision judiciaire, on l’exécute.

Pour conclure ce bref propos, je voudrais faire observer que le développement des droits fondamentaux au Brésil a été rendu possible grâce à l’action herméneutique activiste du pouvoir judiciaire, ce qui en soi est une bonne chose. La mise à disposition immédiate des médicaments par le système public de santé, la concrétisation du droit de grève et même le mariage pour tous ont résulté de décisions judiciaires. S’il avait fallu attendre une loi, ces droits n’auraient jamais été accordés aussi rapidement. Mais les problèmes soulevés par la construction de la nouvelle démocratie brésilienne sous la tutelle des juges se sont avérés considérables. Deux d’entre eux méritent une attention particulière. D’abord, le manque d’engagement du peuple dans la lutte pour les droits et la passivité subséquente de la majorité des élus. La Constitution incarne en effet, depuis 1988, un changement politique majeur mais, sur la ligne de front, on ne voit ni le peuple, ni les politiciens. Le second problème est que les juges et les procureurs, dans un tel contexte institutionnel, accumulent une trop grande légitimité matérielle. Il suffit alors qu’un groupe d’entre eux soit séduit par une certaine idéologie politique (l’extrême droite, dans le cas brésilien) pour que toute la construction démocratique soit mise en danger comme l’a montré l’enquête judiciaire anticorruption, menée par le procureur Sergio Moro, dont il a été établi qu’elle eut pour principal objectif d’empêcher Lula da Silva de se représenter à l’élection présidentielle de 2018[16].

[1] A l’instar de la Loi Fondamentale de la RFA de 1949, de la Constitution du Portugal de 1976 et de la Constitution espagnole de 1978.
[2] K. Hesse, Die normative kraft der Verfassung, Mohr Siebeck, Tübigen, 1959. Dans la traduction portugaise : A força normativa da Constituição, SAFE, Porto Alegre, 1991.
[3] Constitution de la République Fédérative du Brésil, trad. J. Villemain et J-F de CLEAVER. V. https://www.wipo.int/edocs/lexdocs/laws/fr/br/br117fr.pdf
[4] Discours de Ulysses Guimarães, président de l‘Assemblée Constituante, le 5 octobre 1988.
[5] CRFB, article 5, §1.
[6] Mais pas exclusivement : la Cour Suprême a le pouvoir de censurer les projets de révision constitutionnelle, par exemple, s’ils sont contraires aux clauses d’immutabilité de l’art. 60, §4°, CRFB.
[7] Même s’il existe des cas très minoritaires de contrôle a posteriori effectués par le pouvoir législatif.
[8] Ação Direta de Inconstitucionalidade : Action Directe d’Inconstitutionnalité.
[9] Art. 103.
[10] Révision Constitutionnelle 3/1993.
[11] Arguição de Descumprimento de Preceito Fundamental (art. 103, §1°) : Action pour inexécution d’un principe fondamental.
[12] Ação Declaratória de Constitucionalidade (art. 102, I, a) : Action déclaratoire de constitutionnalité. Elle est utilisée quand une controverse sur la constitutionnalité d’une loi est déjà prégnante dans le contrôle concret de constitutionnalité même s’il n’existe pas encore de discussion abstraite autour d’elle.
[13] Une affaire illustre le pouvoir politique des juges et les difficultés herméneutiques au Brésil : alors que l’avortement du fœtus anencéphale était interdit par quelques juges sur le fondement du droit à la vie et de la dignité de la vie humaine, il était permis par d’autres juges sur la base des mêmes principes. Le STF a fini par autoriser ce type d’avortement par une décision en date du 13 avril 2012.
[14] Jair Bolsonaro a nommé un Procureur Général de la République qui n’était pas élu par la classe des procureurs, en brisant la tradition de l’autonomie du Parquet. Cf. Bolsonaro despreza lista tríplice e indica Augusto Aras para o comando da PGR, Journal Folha de São Paulo, 5 septembre 2019, disponible sur https://www1.folha.uol.com.br/poder/2019/09/bolsonaro-ignora-lista-triplice-e-diz-a-augusto-aras-que-o-indicara-a-pgr.shtml.
[15] Et très important. Avant la terrible dévaluation de la taxe de change des dernières années, le salaire mensuel d’un procureur variait entre huit et douze mille euros.
[16] G. Estrada et N. Biurcier , Le naufrage de l’opération anticorruption « Lava Jato » au Brésil, Le Monde, 9 avril 2021. Disponible sur https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/09/au-bresil-une-operation-anticorruption-aux-methodes-contestables_6076204_3210.html

Actualité de l'auteur : "O referendo local e a legitimação por proximidade. Valores democráticos e suas múltiplas institucionalizações", Editora Fundaçao Fênix, 2021, 234 p.


La présente thèse envisage la possibilité d'utiliser le référendum local comme moyen d'instrumentaliser un certain type de légitimité démocratique; c'est-à-dire celle de proximité, comme l'a définie Pierre Rosanvallon. Pour ce faire, il présente des valeurs typiques au régime démocratique - l'égalitarisme politique, la conception relativiste à propos de la vérité, la sauvegarde des droits fondamentaux et l'autonomie politique des citoyens. Il fait valoir que telles valeurs sont traditionnellement incarnées dans les institutions de la démocratie représentative, comme les parlements. Cependant, d'autres institutions émergent dans l'histoire pour affirmer ces mêmes valeurs, selon un certain « esprit du temps ». De nos jours, les caractéristiques du travailleur contemporain soulignent la relevance de la légitimation pour proximité pouvant être mise en œuvre par des référendums locaux. L’étude analyse les types, procédures et fonctions systémiques des référendums locaux, ainsi que les dangers et les opportunités de leur adoption. Enfin, cette étude présente le cadre législatif, réglementaire et jurisprudentiel de l'institution au Brésil, tout en examinant les raisons de sa faible utilisation dans le pays.

Commentaires

  1. Merci pour ce texte, j'espère qu'on aura bientôt rétabli le rôle républicain du judiciaire au Brésil. En outre, je compte voir les pratiques menant à la théocratie d'extrême droite - mises en place par le gouvernement - s'éloigner des institutions du pays, et, pour ce faire, la recherche et la réflexion seront nos armes.

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