« Las incertidumbres del constitucionalismo global » (« Les incertitudes du constitutionnalisme global »), Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, qualifié professeur des Universités, membre du CERCOP
« Las incertidumbres del constitucionalismo global » (« Les incertitudes du constitutionnalisme global »),
Stéphane PINON,
Maître de conférences de droit public, qualifié professeur des Universités,
membre du Cercop,
Revue Teoría y Realidad Constitucional,
UNED, Madrid, n°46, 2020, pp. 141-172.
Pilotée depuis la très réputée UNED (Universidad Nacional de Educaciόn a Distancia) de Madrid, cette revue (la T.R.C.) irrigue la pensée constitutionnelle depuis plusieurs décennies déjà. Dans ce numéro, publié en réalité début 2021, on trouve par exemple deux articles sur le constitutionnalisme global, un article sur la « ductilité » du droit parlementaire en temps de crise du Covid, un autre sur le « dilemme » limitation-suspension des droits, une étude sur le suicide assisté en Italie (« un nouveau droit ? »), une autre sur le modèle irlandais de protection des droits fondamentaux, une analyse actualisée des standards du droit électoral à la lumière de la jurisprudence de la CEDH… Le numéro 47 sera une fois de plus attendu, par tous ses lecteurs, avec curiosité et gourmandise.
À l’origine de notre étude, il y a eu cette première incursion dans l’immense champ du « constitutionnalisme global », en 2016 (R.F.D.C., n°108, p. 927). Guère convaincante. Il y a eu beaucoup de lectures depuis, et surtout le constat d’un angle mort persistant dans la doctrine constitutionnelle française. De fait, les auteurs ne sont pas nombreux à avoir sérieusement bravé le silence. Guillaume Tusseau fait partie de ceux-là, tout comme Thomas Hochmann et Anne-Marie Thévenot-Werner.
Pourquoi un tel angle mort ? Parce qu’il faut nécessairement passer par une imposante littérature en langue anglaise. Moins obstruée par le concept « d’Etat », la doctrine anglo-saxonne ne génère aucune réserve ontologique à penser le droit constitutionnel supra ou infraétatique. Parce qu’en France, nous n’avons pas assez le réflexe de la traduction des œuvres étrangères. La réédition des vieux « maîtres » demeure privilégiée ; une manière d’entretenir l’illusion d’une doctrine aux avant-postes. Pourquoi une telle urgence ? Parce que des études émergent – y compris dans les colonnes de ce Blog – sur la nécessité d’une démocratie ou d’une gouvernance mondiale. Mais il n’y aura pas de vision renouvelée de la « démocratie », émancipée des frontières étatiques, sans une grammaire radicalement différente du constitutionnalisme.
Quelles sont aujourd’hui les grandes familles du « constitutionnalisme global » ? À grands traits, nous en avons dégagé trois : ceux qui pensent ce nouveau pan du droit constitutionnel de manière purement descriptive ; ceux qui privilégient une approche prescriptive (les adversaires de l’Etat-nation, les partisans d’une vision hégémonique de la discipline constitutionnelle…) ; ceux qui s’orientent vers un droit de l’utopie (« the cosmopolitan turn »…). Nous avons mis l’accent sur une vision plus sceptique ou plus prudentielle, organisée autour de quatre parties.
La première s’intéresse aux indéterminations doctrinales du concept de constitutionnalisme global face à une réalité multiforme. La seconde revient sur ce formidable outil de promotion pour les hautes juridictions, comme une nouvelle « loi d’airain » de l’oligarchie des juges. Légitimés par le prétendu cercle vertueux du « dialogue » transnational, ils s’élèvent en acteurs majeurs de ce nouvel ordre constitutionnel en gestation. La troisième souligne les dangers de l’expulsion du pouvoir « politique » de ces lectures du constitutionnalisme global. L’expulsion du même coup du vote populaire, de la citoyenneté politique, des circuits de la responsabilité… Quel formidable terreau pour les populismes ! La quatrième partie de l’article s’intitule : « El discurso de la convergencia de los derechos y el imperialismo cultural ». Car inévitablement, le « global » va se conjuguer avec une certaine dose de valeurs dites « universelles ». À propos du travail de la Commission de Venise, il est par exemple devenu courant de parler de ces standards européens à vocation mondiale. Toutefois, le revers de la médaille existe. Avant d’évoquer un partage des idées, des standards ou des émotions entre les peuples, encore faut-il les connaître dans leur histoire et leur dimension culturelle.
Luigi Pegoraro le dit souvent, ces notions de « patrimoine commun », de « droits intangibles », « d’uniformisation », de « convergence » des droits, sont de nature à inspirer la méfiance. Trop souvent le discours sur le constitutionnalisme global (indirectement sur la démocratie mondiale) préfère la conception universaliste du comparatisme à la conception contextualiste. De manière plus directe, nous avançons que cet excès d’universalisme ne rompt jamais totalement les chaînes de l’ethnocentrisme, et peut-être même d’un certain néo-colonialisme juridique (p. 162). À y regarder de près, de qui parle-t-on lorsque l’on évoque cette « globalisation judiciaire » ou ce vaste « dialogue » entre les juges ? Qui sont les interprètes des règles et principes du constitutionnalisme moderne ? Un cercle en réalité très fermé de juridictions : la Cour suprême des Etats-Unis, la Cour constitutionnelle allemande, les Cours supranationales de Strasbourg et de Luxembourg, la Cour constitutionnelle italienne de manière plus rare. Il s’agit donc d’un dialogue propre à l’hémisphère « Nord ». Et la Cour constitutionnelle d’Afrique du sud dans tout ça ? Elle ne semble gagner le respect que lorsqu’elle intègre les argumentations et les techniques de pondération venues de ses homologues du Nord. La Cour suprême indienne ? On s’approche davantage du folklore. La Cour constitutionnelle de Colombie ou d’Equateur ? On entre dans le registre du désintérêt ou du mépris. La Cour interaméricaine des droits de l’homme ? Très, très rarement regardée en France. Avec un degré de critiques variable, nombreux sont les auteurs à souligner ces dérives : Ran Hirschel, Chery Saunders, James Tully, Adam Shinar…
Daniel Bonilla Maldonado va même jusqu’à considérer que les courants doctrinaux du « Sud » sont étouffés par l’hégémonie des professeurs du « Nord ». En plus d’une hiérarchie normative informelle, s’instaurerait une sorte de hiérarchie de la connaissance. « Dans ce dialogue, écrit-il, il n’est pas habituel d’entendre le nom d’un universitaire ou d’une institution du Sud global. Dans la littérature spécialisée, la jurisprudence des tribunaux du Sud est à peine mentionnée lorsque se discute la signification des principaux concepts du constitutionnalisme moderne » (« Prόlogo. Hacía un constitucionalismo del Sur Global », in D. Bonilla Moldonado, Constitucionalismo del Sur Global, ed. Siglo del Hombre, 2011, pp. 17-18). En France, par exemple, qui connaît ces grands auteurs classiques d’Amérique latine que sont Linares Quintana, Bidart Campos, Carlos Restrepo Piedrahita, Héctor Fix-Zamudioou Carlos Santiago Nino, Álvaro Álvarez ? Nous pourrions faire le tour des continents et dresser ce même constat, alarmant. Une manière très occidentale de dire que le sous-développement social et économique de ces régions du monde est probablement lié à un sous-développement juridique.
Luigi Pegoraro analyse trois traits caractéristiques de cet « occidente jurídico » (voir “Constitucionalizaciόn del Derecho y cultura constitucional”, UNED, Revista de Derecho Político, n°104-2019) : d’abord la concession aux juges de fonctions politiques devenues incontrôlables ; ensuite la volonté d’appliquer une culture « libéraledémocratique » occidentale dans toutes les parties du monde ; enfin la négation de la branche « contextualiste » de la science comparative. Cette dernière devrait au contraire révéler la richesse des droits de la communauté devant l’omnipotence occidentale de l’individu, la richesse des interprétations de la fraternité, la valeur des liens familiaux, du lien entre droits et devoirs chez certains peuples, l’articulation du droit et de la religion, la pertinence de l’outil du pluralisme juridique pour protéger les peuples indigènes, la cosmovisiόn constitutionnelle qui propose une nouvelle spiritualité constitutionnelle en lien avec la protection de l’environnement etc. Pour le professeur italien, « la doctrine constitutionnelle occidentale a formulé et continue de formuler des concepts et des mots (fédéralisme, souveraineté, liberté, égalité, séparation des pouvoirs…) auxquels elle attribue un caractère d’éternité et d’absolutisme spatio-temporel » (p. 49). Une véritable négation des cultures locales.
Du côté de ce constitutionnalisme-là, le temps de l’omnipotence tourne à l’asphyxie. Il lui faudrait désormais, pour se renouveler et se diversifier, prendre au sérieux cette « grande lueur » venue du Sud. Peut-être parviendrait-il ainsi à élaborer enfin un « derecho constitucional altruista ».
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