Accéder au contenu principal

"La réforme constitutionnelle russe et le cadeau du tsar : on n’est jamais mieux servi que par soi-même", Gohar GALUSTIAN, Doctorante, CERCOP

 



 




"La réforme constitutionnelle russe et le cadeau du tsar :

on n’est jamais mieux servi que par soi-même",

 Gohar GALUSTIAN, 

Doctorante, CERCOP

N.B. Toutes les références en langue russe ont été librement traduites par l’auteure. 


Le 5 avril 2021, le Président Poutine signait la loi fédérale n° 89 venant concrétiser la mise en œuvre de la réforme constitutionnelle adoptée l’année passée, et plus particulièrement l’application des articles modifiés 81.3 et 81.31 de la Constitution russe. Comparable à une loi organique dans le système français, la « Loi fédérale sur l’introduction de modifications dans différents actes législatifs » se concentre sur plusieurs aspects des scrutins nationaux, dont celui donnant mandat présidentiel. Cette loi est donc l’occasion de revenir sur la révision constitutionnelle de 2020.

Noyée au sein de la réforme constitutionnelle[1] parmi plusieurs dispositions qui concernaient pêle-mêle la foi en Dieu, le mariage hétérosexuel ou encore l’indexation des retraites, la proposition de réviser le régime du mandat présidentiel a été très peu commentée par la classe politique dirigeante alors qu’elle a été fortement décriée par la doctrine juridique et l’intelligentsia russes[2]. La disposition prévoyant de ne plus prendre en compte le caractère « consécutif » des mandats dans l’interdiction de leur cumul ne figurait pas dans le projet initial de la réforme[3], déposé devant le bureau de la Douma d’Etat par le Président de la Fédération russe, en janvier 2020. Elle a été proposée en revanche, lors du débat parlementaire du 10 mars 2020, par une députée de la Russie Unie, Valentina Terechkova[4], connue surtout pour avoir été la première cosmonaute femme au monde. « Tombé du ciel », cet amendement avait en apparence tout le mérite d’éviter la manœuvre politique que la Russie a déjà connue par le passé permettant au président ayant exercé deux mandats de « céder » sa place à un autre candidat, puis de se présenter à nouveau au poste de chef d’Etat et de braver ainsi indirectement l’interdiction du cumul des mandats en anéantissant par la même occasion une possible alternance politique. Pourtant, la nuance subtile mais très importante se trouve dans un autre détail : l’interdiction du cumul des mandats telle qu’elle résulte de la réforme constitutionnelle de 2020 n’a pas d’effet rétroactif et ne prend pas en compte les mandats déjà exercés. Cette remise à zéro des compteurs présidentiels – procédé précédemment observé dans plusieurs Etats africains[5] - conduit désormais, dans le cadre conjoncturel de la Russie, à ce que Vladimir Poutine, qui a déjà exercé quatre mandats présidentiels depuis l’an 2000, avec une brève parenthèse de 2008 à 2012, pourra se représenter au poste de Chef d’Etat encore deux fois et rester in fine au pouvoir, dans le cas fortement probable de sa réélection, jusqu’au 2036, soit jusqu’à ses 84 ans.

C’est ainsi que par un procédé parfaitement juridique, se trouve constitutionnalisée une présidence, si ce n’est à vie, au moins pendant une durée de 36 ans ! Une telle constitutionnalisation suggère deux observations.

Premièrement, la loi constitutionnelle portant sur le cumul des mandats fait partie d’un ensemble de dispositions prises « sur mesure » pour pérenniser Vladimir Poutine au pouvoir et lui assurer une protection après son éventuel départ. En effet, outre la question du cumul des mandats, la révision constitutionnelle de 2020 encadre strictement les conditions d’éligibilité au poste de Chef d’Etat, ce qui de facto réduit fortement la possibilité de voir émerger un candidat crédible d’opposition. De plus, la loi fédérale n°462 du 22 décembre 2020 constitutionnalise l’immunité pénale des anciens chefs d’Etat qui figurait jusqu’ici dans le décret n° 1763 signé par Vladimir Poutine, en qualité de Président par intérim, le 31 décembre 1999. Enfin, est désormais constitutionnellement garantie aux anciens présidents la place de sénateur à vie même s’ils gardent la possibilité de la refuser. Rappelons aussi que la révision constitutionnelle du 30 décembre 2008 avait modifié la durée du mandat présidentiel en la prolongeant de quatre à six ans, alors que la tendance dans les Etats démocratiques s’inscrit davantage dans le sens d’une réduction de la durée des mandats. 

Deuxièmement, la loi constitutionnelle a été adoptée dans une apparence démocratique dont la réalité demeure fortement critiquable. En effet, a été offerte aux Russes la possibilité de se prononcer sur la réforme envisagée dans le cadre d’un « vote général » - общероссийское голосование. Or, à défaut de relever d’un « référendum » - референдум - ou d’un « vote populaire » - всенародное голосование - seuls prévus par la norme suprême, ce procédé était méconnu du droit russe avant que la loi constitutionnelle du 14 mars 2020 ne le crée dans son article 3. Mais aussi, malgré l’importance que les pouvoirs publics ont semblé lui accorder, le vote - étant d’effet purement consultatif - n’avait dès lors aucune valeur juridique. Par ailleurs et non sans ironie, le vote qui fut décalé de deux mois en raison de la pandémie COVID19, n’a pas empêché que la diffusion de la nouvelle édition de la Constitution - qui paraît d’ordinaire au début de l’été avant la rentrée universitaire - ait précédé le jour du scrutin. En effet, dès juin 2020, il était possible de se procurer dans les librairies juridiques la Constitution dans sa nouvelle version en même temps que les électeurs s’exprimaient précisément sur celle-ci dans le cadre du « vote général »[6]. Quant à ce dernier plus précisément, sa légalité est fortement discutable. Il était en effet soumis aux Russes un vote en bloc de 46 amendements sans lien matériel entre eux[7], alors que la loi du 4 mars 1998 (n°33-FZ) l’interdit précisément ; de plus les conditions d’organisation du scrutin ont été fortement décriées par plusieurs observateurs indépendants[8]. Sa durée particulièrement longue - une semaine – censée permettre une meilleure participation, rendait aussi et surtout plus difficile le contrôle de son déroulement, sans évoquer les cadeaux offerts à la sortie des urnes, les sommes versées aux familles avec des enfants en bas âge ainsi que les loteries organisées dans les bureaux de vote…

Ce que le tsar veut, le tsar l’obtient, y compris par le droit.



[1] Закон Российской Федерации о поправке к Конституции Российской Федерации от 14 марта 2020 г. N 1-ФКЗ « О совершенствовании регулирования отдельных вопросов организации и функционирования публичной власти » [La Loi fédérale N1-FKZ révisant la Constitution russe et portant « Amélioration de la réglementation de certains aspects de l’organisation et du fonctionnement des pouvoirs publics » du 14 mars 2020].

[2] Обращение против Конституционный кризис и антиконституционный переворот [L’appel contre la crise constitutionnelle et la réforme anticonstitutionnelle], signé par 357 personnalités, est disponible sur le site de « Echo de Moscou », une radio d’opposition.

https://echo.msk.ru/blog/echomsk/2606224-echo/

[3]Законопроект № 885214-7, « О совершенствовании регулирования отдельных вопросов организации и функционирования публичной власти » [Projet de loi constitutionnelle n° 885214-7 portant « Amélioration de la réglementation de certains aspects de l’organisation et du fonctionnement des pouvoirs publics »], 20 janvier 2020.

[4] Est disponible en ligne la prise de parole de la députée sur ce point, lors des débats parlementaires : « Терешкова предложила обнулить президентские сроки Путина - Россия 24 » [Tereshkova propose d’annuler les mandats présidentiels de Poutine].

https://www.youtube.com/watch?v=xQdVgnLz-4s

[5] K. A. HARKNESS, « Military Loyalty and the Failure of Democratization in Africa: How Ethnic Armies Shape the Capacity of Presidents to Defy Term Limits », Democratization, volume 24, 2017, p. 801-818.

[6] E. EFIMOVA et N. GALIMOVA, « В магазинах появилась Конституция с вынесенными на голосование поправками » La Constitution avec les modifications proposées au vote fait son apparition dans les librairies »], RBC, 16 juin 2020.

https://www.rbc.ru/technology_and_media/16/06/2020/5ee794b79a79471cf17717ed

[7] Interrogée à ce sujet, la Présidente de la Commission centrale du vote E. PAMFILOVA explique le choix du vote « en paquet » en faisant recours à la métaphore d’un menu de déjeuner : « Хорошо, вам не нравится винегрет, но вам нравятся борщ или котлеты. Вы тогда для себя решите: нет, откажусь от всего обеда, потому что мне винегрет не нравится, или я все-таки возьму — винегрет не съем, мне ни холодно, ни жарко, а борщ и котлеты будут при мне ? » [Supposons que vous n'aimez pas la salade « vinaigrette » servie en entrée, mais vous appréciez le bortsch ou le steak proposés en plat. Vous refuseriez alors tout le menu parce que vous ne voulez pas de la salade ou l’accepteriez, en vous disant qu’à défaut de manger l’entrée vous aurez au moins le plat que vous vouliez ?]. Interview publiée sur le site RBC, le 5 mars 2020. « Памфилова объяснила пакетное голосование по Конституции на примере обеда » [Madame Pamfilova explique le vote en paquet sur l’exemple d’un déjeuner]. https://www.rbc.ru/rbcfreenews/5e60d1f09a794733914eed82

[8] Par exemple, le mouvement citoyen « Голос » [« La Voix »] a déclaré avoir constaté plusieurs cas d’illégalité « flagrante » de la loi électorale. Voir notamment, O. DEMIDOVA, « Движение "Голос" заявило о демонстративном нарушении закона на выборах в РФ » [Le mouvement "La Voix" déclare le non respect flagrant de la loi électorale], DW Com,13 septembre 2020.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Dissoudre un parti politique en Conseil des ministres ? Interrogations autour de la dissolution de civitas, Augustin BERTHOUT, doctorant à l’Université de Montpellier, CERCOP, JP blog, le blog de Jus Politicum, 21 octobre 2023

Dissoudre un parti politique en Conseil des ministres ?  Interrogations autour de la dissolution de civitas,  Augustin BERTHOUT ,  doctorant à l’Université de Montpellier, CERCOP,  JP blog, le blog de Jus Politicum,   21 octobre 2023 ➤ Décidée en Conseil des ministres le 4 octobre 2023, la dissolution de Civitas s’inscrit dans une liste déjà longue d’organisations politiques dissoutes durant les quinquennats d’Emmanuel Macron. Cependant, elle s’en distingue en ce qu’elle vise pour la première fois depuis 1987 une association constituée en parti politique. Elle offre ainsi l’occasion de questionner la conformité de la dissolution administrative des partis politiques tant au regard de la Convention européenne des droits de l’homme qu’au regard de la Constitution elle-même. ➤ Lien vers JP blog : https://blog.juspoliticum.com/2023/10/21/dissoudre-un-parti-politique-en-conseil-des-ministres-interrogations-autour-de-la-dissolution-de-civitas-par-augustin-berthout/

Les docteurs du CERCOP recrutés Maîtres de conférences de droit public en 2023

Toute l'équipe du CERCOP adresse ses chaleureuses félicitations aux 4 docteurs recrutés  Maîtres de conférences de droit public en 2023  : Z. Brémond, G. Herzog, E. Kohlhauer et F. Youta. - M. Zérah Brémond a été recruté comme Maître de conférences de droit public à la Faculté de droit de l'Université de Pau. Il est l'auteur d'une thèse sur Le territoire autochtone dans l'Etat postcolonial, étude comparée des colonisations britannique et hispanique, réalisée sous la direction du professeur Jordane Arlettaz et soutenue devant un jury composé des professeurs Norbert Rouland, Laurence Burgorgue-Larsen, Albane Geslin, Carine Jallamion et Jordane Arlettaz. Résumé de la thèse : Partant de la comparaison des États issus des colonisations britannique (États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) et hispanique (Amérique latine), cette thèse a pour ambition d’appréhender la manière dont les États issus de la colonisation ont pu faire face à la question autochtone au r

Droit constitutionnel et administratif, entre unité et spécificités, sous la direction de Julien BONNET, Xavier DUPRE DE BOULOIS, Pascale IDOUX, Xavier PHILIPPE et Marion UBAUD-BERGERON, Mare & Martin, 31 août 2023, 310 p.

➤ A découvrir chez Mare & Martin : Droit constitutionnel et administratif, entre unité et spécificités, sous la direction de Julien BONNET, Xavier DUPRE DE BOULOIS, Pascale IDOUX, Xavier PHILIPPE et Marion UBAUD-BERGERON, Mare & Martin, 31 août 2023, 310 p. ➤ Résumé : Depuis 1958, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont en charge d’assurer le respect de la Constitution par les différentes autorités politiques et administratives françaises. Leur cohabitation n’a pas été sans susciter des frictions. La création de la question prioritaire de constitutionnalité par la révision constitutionnelle de 2008 a contribué à renouveler les termes du débat. Le présent ouvrage, publié à l’initiative de laboratoires de recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’université de Montpellier, entend rendre compte et analyser les nouveaux enjeux de cette cohabitation. Une trentaine d’enseignants-chercheurs se sont ainsi attachés à l’étude critique des jurisprudences res