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"L’antagonisme ami/ennemi, terreau fertile du macronisme", Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

 








L’antagonisme ami/ennemi, terreau fertile du macronisme, 

Alexandre VIALA, 

Professeur à l’Université de Montpellier, 

Directeur du CERCOP


« Xavier Bertrand est un adversaire, Marine Le Pen un ennemi ».

C’est avec cette nuance sémantique que le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a justifié son entrée en campagne dans les Hauts-de-France en vue des élections régionales des 20 et 27 juin prochains. Derrière le propos du ministre qui affiche sa démarche au nom du seul souci de faire barrage à l’extrême-droite, une lecture réaliste de cette séquence politicienne permet d’y repérer une stratégie savamment mise en place au sommet de l’exécutif pour affaiblir un concurrent potentiel aux élections présidentielles de 2022[1]. Devant l’ennemi explicitement désigné, s’interpose un adversaire gênant susceptible de venir troubler le duel Macron/Le Pen et de se qualifier pour le second tour des élections présidentielles face à une candidate que les sondages érigent, depuis le début du quinquennat, au rang d’opposant le plus audible au président de la République. Dans le contexte local des Hauts-de-France, l’idée serait que l’entrée en scène du ministre vienne siphoner le réservoir électoral de Xavier Bertrand, soit pour compromettre sa réélection à la tête de la région que ce dernier avait imprudemment présentée comme la condition de sa candidature à l’élection présidentielle, soit pour le pousser, au second tour, à une alliance avec la majorité présidentielle en vue de le priver politiquement, pour 2022, d’un espace autonome entre celle-ci et le Rassemblement national : avant d’affronter l’ennemi, il faut d’abord affaiblir l’adversaire. La démarche s’inscrit dans le logiciel tactique du chef de l’Etat qui consiste à affaiblir les formations politiques traditionnelles du monde d’hier, à droite comme à gauche, pour reconfigurer le paysage politique. Une reconfiguration dont Edouard Philippe avait dessiné les contours le 18 novembre 2017 devant les cadres de la République en marche, en usant de cette métaphore : « la poutre travaille encore, laissons-la travailler ». Révélatrice de l’évolution contemporaine des rapports de forces partisanes, la sortie sémantique d’Eric Dupond-Moretti est, de surcroît, très intéressante du point de vue de la théorie politique. 

Depuis le big bang électoral de 2017, qu’on peut lire comme un « double 21 avril », une règle tacite oriente le jeu actuel de l’échiquier politique. Le dîner festif de la Rotonde, entre les deux tours de la présidentielle, fut le signe de son intériorisation : le graal revient à celui qui se qualifiera en finale face à la représentante d’un électorat protestataire qui a fait sociologiquement sécession en se maintenant solidement au-dessus des 25 % sans pouvoir raisonnablement, plafond de verre oblige, caresser l’espoir de rassembler au second tour. Le bénéficiaire de cette règle stratégique est l’homme qui l’a implicitement fabriquée en choisissant, avec audace et intelligence, le moment opportun pour se présenter au suffrage des électeurs au nom du dépassement du clivage gauche-droite. Tel est le pari de la « révolution » de 2017. Et de substituer à ce traditionnel clivage, pour nourrir sa stratégie gagnante, celui qui oppose les « progressistes » et les « conservateurs » ou, comme dirait Karl Popper, partisans de la « société ouverte » et tenants de la « société fermée ». Certes, Emmanuel Macron n’est pas l’usurpateur, pour reprendre l’étiquette dont on l’affuble parfois, qui aurait pris d’assaut l’Elysée au nez et à la barbe des partis traditionnels et imposé cette règle. Son élection est le symptôme d’une évolution sociologique qui outrepasse le contexte hexagonal et dont les facteurs, antérieurs à 2017, expliquent le nouveau paysage électoral.

Depuis la fin des années 1980 et la chute du Mur, la démocratie libérale a triomphé de l’idéologie marxiste. Cette victoire signait la fin des grands récits idéologiques voire, selon certains, la fin de l’histoire[2]. L’histoire, assortie jusqu’à présent de son cortège de tragédies, allait s’arrêter pour permettre enfin au droit et à la raison de régner paisiblement et de nous aider à faire le deuil du conflit et de la politique. Cette illusion post-politique a porté un coup fatal à la social-démocratie lorsque ses figures les plus emblématiques, à l’instar de Tony Blair, Gerhard Schröder ou Bill Clinton, ont fait le choix de s’adapter aux contraintes de l’orthodoxie néolibérale issue de la révolution conservatrice des années Reagan et Thatcher, en privilégiant la fameuse « troisième voie » pudiquement dénommée « sociale-libérale ». D’où le désengagement progressif d’un électorat populaire qui, progressivement orphelin de sa représentation traditionnelle qu’incarnaient les partis et les syndicats réformistes, s’est réfugié dans l’abstention ou le vote protestataire de type identitaire.

Un mot-valise s’est alors imposé : « populisme » pour désigner non pas tant une idéologie qu’une technologie consistant, pour un leader, à revendiquer le pouvoir en fustigeant les corps intermédiaires et en usant de toute une panoplie rhétorique destinée à opposer de façon caricaturale les « élites » à un « peuple » essentialisé et conçu de façon homogène. La séduction que cette méthode a exercée sur les classes populaires et pour laquelle la droite nationaliste s’est montrée plus  habile que la gauche radicale, constitue l’événement sociologico-politique le plus important de ces vingt dernières années. Il traduit le retour de l’histoire sur un mode qui, hélas, n’est plus agonistique comme l’était le conflit entre la droite et la gauche, mais antagonistique.

Cette nuance est importante pour comprendre le chemin difficile que traverse aujourd’hui la démocratie à l’épreuve de la montée des populismes[3]. Elle est celle dans laquelle s’inscrit le propos d’Eric Dupond-Moretti pour justifier son entrée en campagne pour les régionales. On en doit l’introduction dans le vocabulaire de la théorie politique à Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste considérée aujourd’hui comme la principale référence intellectuelle du « populisme de gauche ». L’auteure oppose en effet deux visions divergentes de la démocratie. La première est celle qui correspond à la philosophie politique libérale qui promeut, depuis Benjamin Constant, une approche « asociative » du politique, fondée sur la recherche du consensus et de l’agir en commun. La quête du consensus constitue, très précisément, le moteur de la stratégie de la République en marche qui, en dépassant le clivage entre la gauche et la droite, prétendait réconcilier les français, en 2017, autour de valeurs centristes et libérales. A cette option, dont Chantal Mouffe se démarque[4], répond la conception « dissociative » du politique fondée sur le conflit. Elle est très ancienne et remonte à Machiavel, Hobbes et, plus proche de nous, Max Weber qui forgea le concept de « polythéisme des valeurs » pour montrer que dans une société ouverte, les choix normatifs ultimes ne peuvent prétendre à aucune forme de vérité ni d’objectivité[5]. Cette approche connaîtra une version radicale susceptible d’en corrompre le sens, chez Carl Schmitt qui proposera une définition du politique en termes d’opposition « ami/ennemi » impliquant la discrimination, chère à tous les leaders populistes, entre un « Nous » (le peuple) et un « Eux » (les élites).

Or, il a été souvent reproché à Chantal Mouffe de s’approprier, à l’appui de sa lecture critique de la démocratie libérale, la grille d’analyse schmittienne « ami/ennemi » qui n’est pas très compatible, tant s’en faut, avec les potentialités émancipatrices de sa pensée post-marxiste. Ce grief lui a notamment valu d’être rangée dans le camp des « confusionnistes » qui contribueraient à « la désagrégation relative des repères politiques » et au « développement de passerelles discursives entre extrême-droite, droite, gauche modérée et gauche radicale »[6]. Ce procès repose, à mon avis, sur une mécompréhension de l’analyse de la philosophe belge qui, contrairement à Carl Schmitt, n’essentialise pas le peuple qu’elle considère, à l’instar de tout auteur d’origine marxiste, comme le produit d’une construction sociale et discursive. Ce en quoi, encore une fois, la droite nationaliste a toujours été plus habile dans l’art de la technologie populiste que la gauche radicale et ce en quoi, pourrait-on surenchérir, l’expression « populisme de gauche » dans laquelle on enferme Chantal Mouffe est un oxymore quand « populisme de droite », au contraire, résonne comme une tautologie. Chantal Mouffe, en réalité, s’est évertuée à « penser avec Schmitt contre Schmitt »[7]. C’est ici qu’intervient le sens subtil de la nuance qu’elle fait entre l’agonisme et l’antagonisme. Si le mot « antagonisme », effectivement, renvoie à l’opposition schmittienne « ami/ennemi », l’agonisme désigne un rapport de force moins belliqueux, que la philosophe qualifie d’adversorial. L’agonisme est en effet le conflit démocratique entre deux visions de la société qui certes, ne peuvent pas faire l’objet d’un consensus mais qui demeurent, néanmoins, portées par des acteurs se reconnaissant réciproquement comme légitimes.

« Tandis que l’antagonisme, écrit-elle, représente une relation nous/eux dans laquelle les parties sont ennemies et ne partagent aucun fond commun, l’agonisme est une relation nous/eux où les parties en conflit, bien qu’elles admettent qu’il n’existe pas de solution rationnelle à leur désaccord, reconnaissent néanmoins la légitimité de leurs opposants. Ce sont des adversaires et non pas des ennemis. Cela signifie que, bien qu’ils soient en conflit, les opposants se perçoivent comme appartenant à la même association politique, comme partageant un espace symbolique commun au sein duquel le conflit prend place. On pourrait dire que la finalité de la démocratie est de transformer l’antagonisme en agonisme »[8].

Or, que se passe-t-il depuis la « révolution de 2017 » qui a fait bouger la poutre en substituant le clivage « société ouverte/société fermée » au vieux clivage « gauche/droite » ? Précisément l’inverse de ce que Chantal Mouffe prête idéalement à la démocratie. La reconfiguration de l’échiquier politique provoquée par l’élection d’Emmanuel Macron a transformé l’agonisme en antagonisme. Plus que paradoxalement, la forme « asociative » de la démocratie, caractéristique de l’obsession consensuelle du social-libéralisme, alimente l’antagonisme quand, bien au contraire, le traditionnel conflit entre la droite et la gauche qu’Emmanuel Macron s’est donné pour mission de dépasser en affaiblissant ses adversaires, de droite comme de gauche, nourrissait vertueusement ce qui fait l’essence du politique : l’agonisme. Voilà pourquoi, pour reprendre la nuance sémantique d’Eric Dupond-Moretti, la majorité présidentielle songe d’abord à l’adversaire, qu’il convient d’affaiblir dès le premier tour, afin d’affronter, au second tour et sans encombre, l’ennemi auquel est attribué, peut-être à tort, l’inaptitude à briser son plafond de verre électoral. Peut-être à tort : tel est le jeu dangereux d’un antagonisme dans lequel se complaisent, depuis le début du quinquennat et au terme d’une objective complicité, Rassemblement national et majorité présidentielle.


[1] L. Alemagna, Ch. Chaffanjon, J-B Daoulas, Régionales. Les partis flambent et Macron souffle sur les braises, Libération, 25 mai 2021, p. 2.

[2] F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, trad. D-A Canal, Flammarion, 1992.

[3] Y. Mounk, Le peuple contre la démocratie, trad. J-M Souzeau, Editions de l’Observatoire, 2018.

[4] C. Mouffe, L’illusion du consensus, trad. P. Colonna d’Istria, Albin Michel, 2016 ; Macron, stade suprême de la post-politique, Le Monde, 1er juin 2017.

[5] S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Grasset, 1996.

[6] Ph. Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Ed. Textuel, 2020, p. 31.

[7] C. Mouffe, L’illusion du consensus, op. cit., p. 26.

[8] Ibid, pp. 35-36.

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