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La guerre en Ukraine ; aperçu constitutionnel, Gohar GALUSTIAN, Doctorante, A.T.E.R., Université de Montpellier, CERCOP














La guerre en Ukraine ; aperçu constitutionnel


Gohar GALUSTIAN

Doctorante, A.T.E.R.,

Université de Montpellier, CERCOP


L’actualité en Ukraine permet d’interroger le rôle de la Constitution dans la définition de la politique extérieure d’un Etat et le maniement par les autorités politiques des règles constitutionnelles portant sur la reconnaissance d’un Etat et le déploiement des forces armées.

Toute guerre revêt une dimension constitutionnelle, chacune est une attaque contre la souveraineté d’un Etat. Celle qui se déroule en Ukraine a débuté en 2014 et se poursuit en 2022 par une mise en cause militaire de la souveraineté interne de l’Ukraine. Elle est cependant motivée par une contestation de la souveraineté externe de l’Etat ukrainien au motif d’une hypothétique menace de la sécurité nationale russe.

Le 24 février 2022, Vladimir POUTINE annonçait donc l’entrée des troupes russes en Ukraine. Alors que des enseignements sur le droit russe sont à tirer de ces événements tragiques, un bref détour préalable par le paysage juridique ukrainien s’impose, la Russie justifiant l’invasion militaire par le danger que représente l’élargissement de l’OTAN à l’Est et l’adhésion éventuelle en son sein du voisin ukrainien.

La constitutionnalisation inédite par l’Ukraine de sa politique extérieure

Si l’OTAN ajoute en 2018 l’Ukraine sur la liste des pays aspirant à en devenir membre, l’Ukraine est cependant déjà membre du Conseil de coopération nord-atlantique depuis 1991. En 1994, elle a été le premier pays de la CEI à adhérer au programme de Partenariat pour la paix et, en 1997, à conclure avec l’OTAN une Charte de partenariat spécifique, signée à l’époque par des gouvernements pro-russes. En 2010, sous la présidence de IANOUKOVITCH, l’objectif d’intégrer l’OTAN est pourtant supprimé de la Stratégie de Sécurité nationale et une loi affirmant la position de non-alignement de l’Ukraine est votée. Le gouvernement de YATSENYUK s’inscrit initialement dans cette ligne politique mais, dès 2014, revient sur sa position en intégrant à nouveau l’adhésion à l’OTAN parmi les objectifs stratégiques de l’Ukraine quand la Rada[1] vote la loi mettant fin au non-alignement.

Mais si l’objectif d’intégration fut d’abord inscrit dans la Stratégie de Sécurité nationale dépourvue de toute force contraignante, il a été constitutionnalisé par la réforme du 7 février 2019[2]. Visant à éviter qu’un candidat pro-russe éventuellement élu change de cap en matière de politique extérieure, ce vote historique marque la volonté de fixer « l’irréversibilité »[3] du choix occidental de l’Ukraine, même si une révision constitutionnelle demeure toujours possible.

Sans s’attarder sur la probabilité politique de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, le constitutionnaliste relèvera l’inscription d’un objectif stratégique au sein de la norme suprême. S’il est commun que la Constitution encadre la politique étrangère du point de vue organique et procédural, il est plus rare qu’elle définisse une orientation stratégique d’un point de vue substantiel. La politique étrangère de l’Etat s’inscrit généralement en réponse à la situation géopolitique de la scène internationale et, à ce titre, demeure imprévisible. Dès lors, fixer un axe stratégique dans la Constitution revient à figer la politique nationale de défense et réduit la liberté des dirigeants actuels et futurs, la révision constitutionnelle nécessaire pour modifier ou abroger cette limite obéissant à une procédure plus complexe. La constitutionnalisation d’une politique étrangère définie extrait une part substantielle de la souveraineté externe du jeu démocratique.

Toutefois, pour nuancer ce constat, la révision mérite d’être analysée dans un contexte régional singulier. Depuis l’effondrement de l’URSS, les Etats post-soviétiques se retrouvent en effet face à un choix binaire entre deux modèles de société, pro-russe et pro-occidental, dont découle in fine le reste de la politique. Le conflit en Géorgie en 2008 a eu lieu sur fond de changement stratégique en faveur d’une politique pro-européenne et le rejet de l’alliance avec la Russie, quand les émeutes en Biélorussie de 2021 avaient pour point de discorde central un choix identique. Même la Révolution de velours de 2018 en Arménie, qui n’avait pas de revendications en termes de politique extérieure mais visait un ennemi intérieur, le régime corrompu en place, a pu être interprétée par la Russie comme empruntant le chemin d’une occidentalisation au regard des réformes de démocratisation qui ont été menées depuis et de la politique de « nettoyage » des hauts fonctionnaires militaires pro-russes. La Russie n’a alors pas soutenu militairement l’Arménie lors de l’agression de l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabagh (Artsakh) en 2020, malgré le traité de coopération de défense qui lie les deux Etats.

Dès lors, si cette réforme interroge du point de vue juridique et démocratique, elle représente un symbole du point de vue politique en développant une sorte de « diplomatie normative ». La Russie a rétorqué, à son tour, par des moyens plus classiques de politique extérieure.

L’instrumentalisation flagrante par la Russie de sa politique extérieure

Dès 2014, suite aux référendums organisés le 11 mai, dont la légalité fut fortement remise en question par la communauté internationale, les Républiques populaires de Lougansk (RPL) et de Donetsk (RPD) ont proclamé leur « autonomie étatique » qui serait a priori à distinguer de l’indépendance. La Russie a attendu d’ailleurs 2022 pour reconnaître cette indépendance, alors qu’elle y a recouru pour l’Ossétie du Sud, par exemple, dès le lendemain du conflit géorgien. Bien que la reconnaissance d’un Etat relève de la prérogative exclusive du Chef de l’Etat, l’Assemblée Fédérale a voté une résolution qui ne visait alors qu’à couvrir la décision présidentielle d’une couche de légitimité, les élus de La Russie Unie disposant de 325 sièges sur 450.

Par ailleurs, dès le 19 janvier, des députés communistes ont déposé une proposition de résolution formant le vœu, adressé au Président, de la reconnaissance de ces Républiques. Jusqu’à mi-février, la proposition n’a fait l’objet d’aucune discussion. Le règlement intérieur de la Douma dispose en effet que l’initiative de la loi ou de la résolution doit d’abord être discutée en commission, qui propose au Conseil de la Douma un délai et la procédure à suivre pour son adoption. Le 14 février, la Commission parlementaire compétente s’est réunie, à huit clos, alors que le matin même les députés de la majorité avaient déposé, à leur tour, une autre proposition de résolution sur ce point. En substance, elle se référait à la proposition du 19 janvier mais suggérait en plus de saisir le Ministre des affaires étrangères pour consultation. Ni l’une ni l’autre des propositions n’ayant recueilli la majorité au sein de la Commission, elles ont été soumises à la procédure particulière du vote préférentiel[4] le 15 février. La première proposition a été adoptée avec 351 voix alors que la seconde en a recueilli 310. Le 21 février, le Président signait les décrets n°71 et n°72 reconnaissant la RPL et la RPD[5].

Le même jour, la Russie signait un accord d’amitié, de coopération et d’entraide mutuelle avec chacune des deux Républiques qui, pour entrer en vigueur, devait être ratifié avec l’approbation du Parlement. Le lendemain matin, la Commission parlementaire a recommandé leur ratification et, le même jour, les Chambres ont voté dans ce sens. La note explicative jointe aux accords et envoyée aux parlementaires précise que le présent acte sert de base juridique pour le déploiement des forces militaires russes sur le territoire des Républiques populaires pour maintenir la paix et assurer la sécurité dans la région. Ce point se trouve aussi dans les articles 3 et 5 des accords.

Dans son discours du 24 février, Vladimir POUTINE se réfère à ces accords tout en citant l’article 51 de la Charte des Nations Unies, par ailleurs mentionné à l’article 4 des accords. Ces deux références sont pourtant juridiquement infondées. La disposition de la Charte onusienne d’abord renvoie au « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée ». Cependant, même si un conflit armé se déroule dans les deux Républiques auto-proclamées depuis 2014, sans être membres de l’ONU, elles n’étaient pas en mesure de faire appel au soutien militaire russe en application de l’article 51 de la Charte. Leur indépendance n’est reconnue qu’unilatéralement par la Russie[6] et elles demeurent, au regard du droit international, dans le territoire de l’Ukraine. Seul un appel de la part de l’Etat ukrainien pouvait donc justifier l’intervention russe actuelle. De plus, la Russie ne faisait l’objet d’aucune agression et la volonté affichée de l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN ne pouvait pas être interprétée dans ce sens. Les accords d’entraide ensuite ne pouvaient pas fonder juridiquement le recours à la force armée lancé le 24 février dès lors qu’ils sont entrés en vigueur le 25 février 2022, quand l’intervention armée était déjà engagée. S’il est vrai qu’une loi russe adoptée en 1995[7] permet l’entrée en vigueur provisoire d’un traité dans deux hypothèses, le cas d’espèce n’entre ni dans l’une ni dans l’autre. L’entrée en vigueur provisoire doit, en effet, soit être prévue par le traité lui-même soit être le fruit d’accord spécifique conclu entre les Etats concernés, accord qui n’a pas été adopté.

La décision présidentielle de déploiement des forces armées a suivi la procédure constitutionnelle en faisant intervenir le Parlement en amont. Le recours au vote parlementaire pose néanmoins question, à supposer même que l’action militaire soit fondée sur les deux accords bilatéraux, puisqu’ils ont été ratifiés avec approbation des Chambres. Si le vote du Conseil de la Fédération nourrit en apparence la logique de la complémentarité institutionnelle, elle renforce en réalité le Chef de l’Etat.

L’opportunité légitimatrice du recours au vote parlementaire en Russie

Tandis que le Président russe est le Commandant en Chef des armées (art. 87.1 C.), le Conseil de la Fédération est habilité à donner son accord pour un « déploiement des forces armées de la Fédération de la Russie à l’extérieur de [son] territoire » (art. 102 d) C.). Ainsi, le terme de guerre n’est pas employé par cette disposition alors qu’il est mentionné dans deux autres occurrences constitutionnelles. L’article 71 fixe le partage vertical des compétences en attribuant celle concernant « la guerre et la paix » à la Fédération et l’article 106 organise le processus législatif en précisant que les lois adoptées par la Douma d’Etat portant sur les questions de « la guerre et de la paix » doivent être obligatoirement soumises au Conseil de la Fédération. L’emploi de termes différents au sein d’un même ensemble normatif laisse à supposer que, malgré une proximité substantielle indiscutable, la guerre est à distinguer du recours à la force armée. Demeure alors la question de savoir quelle institution est compétente pour déclencher la guerre à laquelle l’article 102 de la Constitution ne fait pas référence. Toutefois, l’évitement de la sémantique belliqueuse par la Constitution russe et le discours politique – l’intervention en Ukraine est qualifié d’« opération militaire spéciale » – s’inscrit dans une tendance plus générale, dépassant le cas russe, de « l'interprétation extensive de la notion de défense et de la suppression systématique, au moins sur le plan politique, de l'idée classique de bellum »[8].

Votée le 22 février, la résolution du Conseil de la Fédération[9], dans une rédaction laconique et générale classique[10], fait référence, dans le premier alinéa, à « l’accord donné au Président de déployer les forces armées à l’étranger sur la base des normes communément admises du droit international. » Elle ajoute, dans le deuxième alinéa, que « le nombre d'unités, leur formations, équipements, période concernée et lieu de déploiement seront décidés par le Président, conformément à la Constitution ». Elle finit par préciser, dans un dernier alinéa, son entrée en vigueur immédiate. Cette rédaction, qui frappe par son imprécision géographique et temporelle, offre une base au déploiement militaire russe dans toute partie du globe, pourvu que le Chef de l’Etat définisse ses conditions techniques. La décision du Conseil de la Fédération a ainsi légitimé l’opération lancée par Vladimir POUTINE, qui a dépassé abondamment les limites du Donbass.

L’opportunité tactique du recours éventuel au vote populaire en Ukraine

Le 21 mars, Volodymyr ZELENSKY a dit vouloir soumettre le résultat des négociations avec la Russie à l’approbation populaire[11]. Le Président cherche probablement à confier la responsabilité d’un éventuel accord avec la Russie au vote populaire, lequel n’interviendrait pourtant qu’après des négociations politiques. Le recours au référendum sera contraignant si le traité signé avec la Russie porte modification des frontières ukrainiennes, les questions territoriales étant soumises au référendum obligatoire (art. 73 C.). Ce cas de figure est probable au regard des revendications séparatistes de la RPD et la RPL. Toutefois, l’article 18 al. 1. de la loi sur « le référendum pan-ukrainien » précise que ce référendum, nécessairement organisé par la Rada, ne permet que d’approuver une loi de ratification – votée par le Parlement – d’un traité international signé par le Président. Le référendum est également obligatoire s’il concerne une question relevant des Parties I, III et XIII de la norme suprême (art. 156 C.) portant respectivement sur les principes fondamentaux de l’organisation de l’Etat, de l’expression populaire et sur la clause de révision. Cette disposition est ici inapplicable, sauf des hypothèses peu probables dans lesquelles le traité changerait, par exemple, la forme politique du régime, la langue officielle ou la capitale de l’Ukraine. Enfin, l’approbation d’un éventuel traité de paix signé avec la Russie pourrait être envisagée dans le cadre d’un référendum d’initiative populaire (art. 72 al. 2 et art. 106 al. 6, 1 C.). Il est pourtant soumis à des seuils importants ainsi qu’à des contraintes procédurales complexes et, de nature consultative, suppose, en tous les cas, l’approbation parlementaire.

[1] Le Parlement ukrainien.

[2] Закон України Про внесення змін до Конституції України (щодо стратегічного курсу держави на набуття повноправного членства України в Європейському Союзі та в Організації Північноатлантичного договору), Відомості Верховної Ради (ВВР), 2019, № 9, ст.50 [Loi de l’Ukraine modificant la Constitution de l'Ukraine (sur l'orientation stratégique de l'État visant l’intégration à part entière de l'Ukraine à l'Union européenne et à l'Organisation du traité nord-atlantique), Le bulletin de la Rada Suprême, 2019, n° 9, p.50]. La loi modifie le paragraphe 5 du Préambule de la Constitution et les article 85, 102, 116 ainsi que l’alinéa 14 du titre XV.

[3] Article I al. 1 de la loi.

[4] Prévu à l’article 83 al. 3 et 5 de la Constitution, le vote préférentiel suppose que les députés s’expriment successivement, par un vote « pour », « contre » ou par l’abstention, à propos d’une série de propositions portant sur la même question. Si plusieurs propositions réunissent la majorité requise, sera retenue celle qui a obtenu le plus grand nombre de voix « pour ».

http://publication.pravo.gov.ru/Document/View/0001202202220001

[6] Ainsi que par l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud-Alanie qui ne sont pas, à leur tour, reconnues par l’ONU, mais aussi par la RPL et la RPD réciproquement.

[7] Федеральный закон от 15.07.1995 N 101-ФЗ « О международных договорах Российской Федерации » [Loi fédérale du 15 juillet 1995 portant « Sur les engagements internationaux de la Fédération de la Russie »].

[8] A. VEDASCHI, « Guerra e Costituzioni : spunti dalla comparazione », Osservatorio costituzionale, 6.04.2022.

[9] Постановление Совета Федерации Федерального Собрания Российской Федерации от 22.02.2022, № 35-СФ « Об использовании Вооруженных Сил Российской Федерации за пределами территории Российской Федерации » [La décision du Conseil de la Fédération de l’Assemblée de la Fédération de la Fédération de la Russie du 22 février 2022, № 35-SF, portant sur « Le déploiement des forces armées de la Fédération de la Russie à l’extérieure des frontières de la Fédération »].

[10] Voir Постановления Совета Федерации Федерального Собрания Российской Федерации от 30.09.2015 № 355-СФ; от 16.12.2009 N 456-СФ « Об использовании Вооруженных Сил Российской Федерации за пределами территории Российской Федерации » [Les décisions CF FR du 30 septembre 2015, n° 355-CF ; du 16 décembre 2009 n° 456-CF « Sur l’utilisation des forces militaires de la Fédération de la Russie à l’extérieure des frontières de la Fédération Russe »].

[11] А. КАРЯКІНА, “Формат компромісів з Росією буде вирішувати народ — Зеленський”, 21 березня, Суспільне новини [A. KARAKINA, « Le format des compromis avec la Russie sera décidé par le peuple – Zelensky », 21 mars 2022, Suspilne novini].

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