Le nouveau variant de la démocratie continue, Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP
Le nouveau variant de la démocratie continue
Alexandre VIALA
Professeur à l’Université de Montpellier
Directeur du CERCOP
« La première moitié du XXème siècle a été celle des assemblées classiques ; la seconde moitié, celle des tribunaux constitutionnels ; le XXIème doit être celui des assemblées citoyennes ». C’est ainsi que Dominique Rousseau conclut les « Six thèses pour la démocratie continue »[1], avant d’émettre quelques propositions de réécriture de la Constitution dans un chapitre ultime. Les termes employés constituent un indice significatif et disent combien le concept de démocratie continue, forgé il y a trente ans, évolue et revêt des formes différentes sans perdre pour autant, sur le fond, son principe essentiel qui réside dans le dépassement de la démocratie représentative. Pour le dire autrement, le concept dont la souche originelle était libérale semble avoir muté. Nous découvrons désormais un nouveau variant, plus proche de l’idéal républicain.
Que le lecteur m’autorise cette coquetterie de la métaphore virologique, maintenant que l’étau sanitaire s’est desserré et que nous pouvons penser à autre chose. Né au siècle dernier dans un laboratoire, à Montpellier, le concept de « démocratie continue » s’en est échappé avec le succès et la longévité que l’on sait, sans que cela ne soit imputable à un quelconque accident mais, bien au contraire, à une tenace volonté de rendre compte de l’essoufflement de la démocratie représentative. En 1992, Dominique Rousseau imaginait un concept qui avait pour fonction de renouveler la définition de la démocratie compte tenu de l’évidence croissante de cet essoufflement. La montée en puissance du contrôle de constitutionnalité des lois en était le signe et inspira à cet auteur l’idée que l’investiture du pouvoir par le suffrage des citoyens ne saurait suffire, à lui seul, à garantir la légitimité des représentants dont l’action, entre deux échéances électorales, doit faire l’objet d’un contrôle permanent. Le concept de démocratie continu était né. Alors jeune étudiant, je fus simple témoin de son lancement officiel lors du colloque tenu du 2 au 4 avril 1992 à Montpellier[2]. Est-ce à dire pour autant que la démocratie continue allait devenir réalité ? L’irréversibilité du contentieux constitutionnel, dont la légitimité n’est désormais contestée que dans les marges de la pensée constitutionnelle, permettait de le penser.
Mais le propre d’un concept est de demeurer abstrait. Dominique Rousseau ne l’ignore point et son dernier ouvrage, faisant suite à celui de 2015 dans lequel on découvre déjà ses premières propositions pour refonder les assises démocratiques de la Vème République, semble indiquer qu’en France, le concept qui lui est si cher n’a pas encore, à ses yeux, été totalement honoré par le droit positif. D’où ce nouvel effort pour tenter de « mettre en scène » la démocratie continue en présentant les différentes voies juridiques et institutionnelles vers lesquelles l’application de son principe serait idéalement susceptible de conduire notre régime politique. Quel visage pourrait prendre celui-ci dans l’esprit de la démocratie continue ? C’est la question à laquelle répondent les nouvelles réflexions que Dominique Rousseau consacre à son concept.
S’il n’est pas interdit d’affirmer, à la lecture des Six thèses, que la démocratie continue n’est qu’un idéal auquel son promoteur aspire en l’érigeant au rang de concept, chacun pourrait néanmoins se satisfaire du contrôle de constitutionnalité pour y repérer les indices de son existence empirique. La justice constitutionnelle, en effet, est l’instrument le plus visible du contrôle continu auquel se trouvent soumis les gouvernants au-delà de la simple responsabilité électorale qu’ils encourent périodiquement. L’un des principes majeurs de la démocratie continue, que Dominique Rousseau considère comme cardinal, est d’ailleurs honoré par cet instrument : le principe de la représentation-écart. Tel est le principe qui invite le corps des représentants, soumis à ce contrôle, à prendre la pleine mesure de la distance le séparant du corps des représentés. En soumettant la volonté du Parlement au contrôle de constitutionnalité, la démocratie continue est alors ce régime qui déconstruit l’argument tiré de la fusion entre le corps des représentants et celui des représentés sur lequel s’appuie la démocratie représentative pour justifier l’affranchissement de la loi parlementaire à toute forme de contrôle.
Mais la mise en œuvre du principe de la représentation-écart par le contrôle de constitutionnalité suffit-elle à franchir le seuil qualitatif au-delà duquel il est permis de regarder la démocratie continue comme une réalité institutionnelle et politique ? Il y a tout lieu d’en douter dès lors que Dominique Rousseau consacre désormais ses efforts, depuis quelques années, à un travail d’ingénierie constitutionnelle. Il imagine ainsi comment les « institutions de la démocratie continue », qui manquent à notre démocratie actuelle, pourraient l’améliorer. Et de suggérer l’instauration d’une « Assemblée sociale délibérative » ou le recours institutionnalisé à des « conventions de citoyens » dont il souhaite l’établissement au terme d’une démarche éminemment normative.
En invitant aujourd’hui le législateur constitutionnel à « radicaliser » la démocratie, l’auteur dessine les contours d’une réforme constitutionnelle qui permettrait, au sens étymologique du verbe, de redécouvrir la racine de cette démocratie que la représentation, en ne mettant en scène qu’un peuple abstrait, n’aurait fait que dénaturer. Tout se passe comme si le chemin qu’il reste à accomplir pour que la démocratie ne se mente plus à elle-même, était encore long. Et l’auteur de préconiser des réformes qui donneraient à la démocratie davantage d’oxygène : transformation du Conseil économique, social et environnemental, qui ne détient qu’un pouvoir consultatif, en une Assemblée de citoyens tirés au sort et dotés d’un pouvoir normatif ; mise en place de conventions délibératives de citoyens ; suppression du ministère de la justice et du Conseil d’Etat. Ces propositions ont toutes pour objectif de rendre à la société un pouvoir de décision dont l’Etat s’est arrogé le monopole par l’intercession du mythe de la volonté générale et de la fiction de la représentation. En vue de l’élaboration de la loi, la démocratie continue entend ainsi associer, aux côtés du représentant, les « gens » dont la politique n’est pas le métier ainsi que les corps intermédiaires issus du monde associatif, du monde de l’entreprise et du monde syndical.
Cet engouement pour la participation des citoyens au processus de fabrication de la loi prend beaucoup de relief dans les derniers écrits consacrés à la démocratie continue au point de rapprocher étroitement le concept de celui de démocratie participative. On y découvre une suggestion centrale : l’abandon du mandat représentatif et son remplacement par un mandat délibératif qui conduirait les députés à devoir convoquer régulièrement dans leurs circonscriptions respectives des assemblées primaires destinées à discuter les projets de loi délibérés en Conseil des ministres. On le voit, le concept de démocratie continue n’a pas le même statut pragmatique qu’au début des années quatre-vingt-dix. A ses origines, lorsqu’il s’agissait de proposer une nouvelle définition de la démocratie qui fût compatible avec l’obiter dictum du Conseil constitutionnel prononcé le 23 août 1985 (« la loi est l’expression de la volonté générale dans le respect de la Constitution »)[3], le concept prenait acte du changement de paradigme que nul ne contestait : le contre-pouvoir des cours constitutionnelles, s’exerçant en dehors des moments électoraux, assurait à la démocratie une continuité de type libéral que Pierre Rosanvallon appelait la « contre-démocratie »[4]. Le concept plaçait le « contrôle » au coeur de la nouvelle définition de la démocratie. Aujourd’hui, le même concept est devenu prescriptif. Il ne s’agit plus seulement, toujours au nom de l’essoufflement de la démocratie représentative, de se contenter de l’existence d’un contre-pouvoir permanent qu’assurent les cours constitutionnelles entre deux échéances électorales mais, plus radicalement, de revendiquer « la compétence normative des citoyens » et d’exiger que leur soit rendue la voix dont ils se privent en la confiant aux représentants.
La philosophie politique dont est animé le nouveau variant de la démocratie continue ne semble plus, dans ces conditions, tout à fait la même qu’en 1992. C’est qu’entre temps, le contexte politique et culturel a évolué. Le Conseil constitutionnel a révélé crûment ses carences, comme en attestent aussi bien le mode de nomination de ses membres que son propre mode de fonctionnement. Des aspirations populaires de toute nature, à l’instar des Indignés en Espagne, de Nuit debout et des Gilets jaunes en France, ont montré les limites du récit libéral en vertu duquel l’expertise et le droit allaient remplacer le conflit et la politique, lorsque fut décrétée la fin de l’histoire. Ces notables désillusions sont probablement à l’origine du sensible infléchissement du concept. Une mutation qui, certes, n’en trahit pas la substance mais dénote la volonté, dans l’esprit de son promoteur, de donner à la démocratie un souffle plus radical.
[1] D. Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Odile Jacob, 2022, p. 154.
[2] D. Rousseau (dir.), La démocratie continue, préface G. Vedel, Bruylant-LGDJ, 1995.
[3] Cons. Const., n° 85-197 DC, 23 août 1985, Rec., p. 70.
[4] P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Editions du Seuil, 2006.
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