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"Carl Schmitt, précurseur du néolibéralisme ? A propos d’une conférence de 1932 pour le patronat allemand", Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

 








"Carl Schmitt, précurseur du néolibéralisme ?  A propos d’une conférence de 1932 pour le patronat allemand", 

Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, Directeur du CERCOP

On retient habituellement, du néolibéralisme, la définition qu’en livra Michel Foucault en 1978 dans son cours au Collège de France sur la Naissance de la biopolitique. Le propos du philosophe français consistait à présenter le néolibéralisme comme une critique de l’Etat et une forme de gouvernementalité hostile à toute intervention dans l’économie. Certes, Foucault cita le fameux colloque Walter Lippman de 1938 considéré comme l’une des sources majeures du néolibéralisme et au cours duquel fut revendiquée, sous le terme d’ordolibéralisme, la nécessité d’un encadrement étatique de l’économie en vue de garantir une concurrence loyale et non faussée entre les acteurs privés. Mais cet « ordre » libéral, qui exige l’intervention d’une main étatique destinée à conjurer les dérives potentielles du marché, n’est tenu que pour un simple instrument de régulation et demeure étranger à toute idée de redistribution sociale caractéristique du modèle keynésien. Au-delà de cet interventionnisme strictement procédural, le néolibéralisme demeure perçu, depuis longtemps, comme la manifestation idéologique d’une phobie d’Etat. Cette représentation s’est imposée dès la fin des Trente Glorieuses, lorsque fut savamment instruit le procès de l’Etat-providence par les tenants de la révolution conservatrice des années Reagan et Thatcher. Elle est celle d’une certaine orthodoxie économique qui vante aujourd’hui les mérites de l’austérité budgétaire, de la dérégulation du marché du travail et de l’introduction de la logique financière dans les services publics. 

Avant Foucault, une autre figure tutélaire de la pensée du XXème siècle avait nourri cette représentation. Friedrich Hayek, dans La Route vers la servitude, imputa en effet l’avènement du nazisme, dont il n’omettait pas de rappeler qu’il fut un national-socialisme, aux tendances totalitaires qu’il disait percevoir dans la démocratie : à force de vouloir représenter tous les intérêts de la société par l’instrument du suffrage universel, du syndicalisme et du pluralisme politique, et de céder à toutes les revendications du peuple, celle-ci aurait fini par succomber aux dérives d’un « Etat total ». Le néolibéralisme que revendique Hayek au lendemain de la Seconde guerre mondiale se présente comme un antiétatisme qui fait porter la responsabilité du fascisme à la démocratie ou, plus exactement, à la générosité sociale de la démocratie qui aurait constitué, sous le régime de Weimar, le terreau fertile duquel émergera ensuite le totalitarisme. 

Or, ce concept d’Etat total, Hayek l’emprunta à Carl Schmitt qui l’avait clairement forgé et explicité lors d’une conférence prononcée le 23 novembre 1932 à Düsseldorf, intitulée Etat fort et économie saine et dont Grégoire Chamayou, spécialiste de la philosophie allemande, vient de nous livrer la traduction française dans un ouvrage récent qui contient, en appendice, la réplique cinglante du juriste allemand antifasciste Hermann Heller[1]. Dans l’Entre-deux-guerres, le célèbre théoricien allemand de l’état d’exception dut en effet s’exprimer devant des représentants du patronat allemand pour vanter les mérites d’un libéralisme autoritaire capable de résister au poids grandissant des impôts et des prélèvements obligatoires qui grèvent l’économie des démocraties de masse. C’est dans ce tropisme invasif du régime démocratique que Carl Schmitt repère les traits caractéristiques de ce qu’il appelle l’Etat total au terme d’une distinction qu’il est important d’avoir à l’esprit. Sous sa plume, l’expression désigne à la fois un concept repoussoir et un idéal. Côté repoussoir, Carl Schmitt cible l’Etat total quantitatif, celui qu’abhorrent les néolibéraux, c’est-à-dire un Etat qui n’est total que par son volume en raison de sa dimension démocratique, mais non par son énergie. La démocratie est un Etat total par faiblesse, comme l’écrit Carl Schmitt, parce qu’en cherchant à satisfaire toutes les requêtes émanant des syndicats, des partis politiques et, de manière générale, de toute la société, elle conduit le pouvoir, qui devient impuissant, à se diluer et à se confondre avec celle-ci. Il faut alors un remède qui réside dans les vertus provenant de l’autre acception de l’Etat total, que Carl Schmitt appelle de ses vœux : l’Etat total qualitatif, celui qui sied aux néolibéraux. Tel est l’Etat purgé de ses institutions pluralistes et, chemin faisant, considérablement délesté pour pouvoir se concentrer sur ses seuls attributs régaliens en vue de protéger l’économie libérale. Voici ce qu’il dit aux patrons allemands :

« Vous voulez libérer l’économie, vous voulez en finir avec l’interventionnisme de l’Etat social, avec une dépense publique excessive, avec les charges fiscales qui s’ensuivent, avec ce droit du travail qui vous entrave, etc. C’est entendu. Mais il faut bien vous rendre compte que, pour obtenir cela, c’est-à-dire un certain retrait de l’Etat hors de l’économie, il va falloir tout autre chose qu’un Etat minimal et neutre. Le paradoxe, c’est que, pour avoir moins d’Etat, il va falloir en quelque sorte avoir plus d’Etat »[2].

Et de justifier, par voie de conséquence, une politique active en faveur de la relance de la production, c’est-à-dire une politique de l’offre guidée par une incitation à la réduction des salaires pour embaucher davantage, par la distribution de cadeaux fiscaux au patronat, de crédits d’impôts et autres exonérations de charges, le tout accompagné d’un arsenal répressif destiné à éviter toute conflictualité sociale qu’un tel programme sera toujours susceptible de susciter. D’où la nécessité, pour Carl Schmitt, du recours aux décrets-lois, aux mécanismes d’état d’urgence économique ou à l’application de l’article 48 de la Constitution de Weimar qui permettait au président du Reich, quand les circonstances l’exigeaient, de suspendre les droits fondamentaux. Voilà les conditions d’un « Etat fort au service d’une économie saine » : l’Etat total idéal, aux yeux de Carl Schmitt, c’est le libéralisme autoritaire comme le suggère, d’un œil évidemment critique, Hermann Heller dans son article publié en mars 1933, postérieurement à la conférence de son rival, dans les colonnes de la Neue Rundschau, la fameuse revue libérale dont Stefan Zweig fut un contributeur régulier : « Nous assistons là, écrit-il, à l’émergence d’une nouvelle catégorie politique, une synthèse étrange : un libéralisme autoritaire »[3].

Mais ce que nous apprend Grégoire Chamayou, de manière fort édifiante, dans sa présentation des deux contributions allemandes, c’est la caution intellectuelle de cette double notion schmittienne d’Etat total (quantitatif et qualitatif) par les fondateurs du néolibéralisme, ceux-là même qui s’illustreront lors du colloque Walter Lippman en 1938. C’est en effet en 1932 que paraissent les textes de naissance du néolibéralisme, écrits par Alexander Rüstow et Walter Eucken et qui en appellent à un « nouveau libéralisme » plus tard nommé ordolibéralisme. Un libéralisme qui ne soit plus « manchestérien » du nom de cette école qui prônait, au nom du libre-échange, un retrait total de l’Etat, mais un libéralisme doté d’un Etat fort. Tout ce que Hayek, puis Foucault, éluderont dans leur éloge du néolibéralisme, était déjà en germe chez les premiers néolibéraux : l’empreinte de Carl Schmitt. « Ce qui frappe à la lecture des écrits de ces néolibéraux allemands du début des années 1930, précise Grégoire Chamayou, est le fait qu’ils citent tous Schmitt avec approbation ». « Ils ne le voient absolument pas, lui, ce penseur réputé antilibéral, comme leur adversaire, ajoute-t-il ; bien au contraire, ils adhèrent pleinement à son diagnostic : même analyse, même critique de Weimar, même tableau apocalyptique de l’Etat-providence à la fois expansionniste et impotent »[4].   

Aujourd’hui, l’illustration la plus fidèle à l’épure conceptuelle du libéralisme autoritaire définie par Carl Schmitt avec la caution des premiers néolibéraux, se manifeste assez clairement dans les démocraties illibérales. Ces régimes mettent un Etat fort et une pratique non libérale de la démocratie au service d’une économie qui reste, quant à elle, foncièrement libérale. Ce que leurs dirigeants détournent de son essence est moins le libéralisme, qui demeure à l’échelle de leurs nations respectives ce à quoi aspiraient les néolibéraux des origines, que la démocratie avec toutes les garanties dont elle doit être accompagnée : respect des droits fondamentaux, indépendance du pouvoir judicaire, pluralisme culturel.

Mais les démocraties dites libérales ne sont pas soustraites, quant à elles, au devoir de vigilance. Dans certaines d’entre elles, à l’heure où se succèdent les crises – économiques, migratoires, sécuritaires et sanitaires – les pouvoirs exécutifs ont tendance à multiplier les recours aux mesures d’exception sans mettre en cause l’économie libérale et n’ont aujourd’hui pour seule alternative audible, en raison de la crise dans laquelle est toujours plongée la social-démocratie depuis la révolution conservatrice des années quatre-vingt et la désindustrialisation, que des formations à vocation populiste. La voie préconisée par Carl Schmitt et suivie par les néolibéraux des origines, c’est celle dans laquelle s’étaient engouffrés, avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les gouvernements centristes respectivement tenus par Brünning puis Von Papen avec les conséquences que l’on connaît : l’absence de conflictualité politique, étouffée par une série de mesures autoritaires constitutionnellement valides sous la République de Weimar, fut le contexte idéal dans lequel a pu prospérer le ressentiment des classes populaires auquel le putsch de 1933 a offert sa funeste réponse. Faut-il prendre au sérieux l’ouvrage récent de Michaël Foessel qui nous invite à redouter le spectre de la récidive ?[5] Chacun sait que l’histoire n’obéit à aucune loi, mais l’ouvrage de Grégoire Chamayou, au moins, a le mérite de clarifier les origines intellectuelles du néolibéralisme.


[1] Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Hermann Heller, traduction, présentation et notes de G. Chamayou, Editions Zones, 2020.

[2] C. Schmitt, Etat fort et économie saine, in G. Chamayou, Du libéralisme autoritaire, op. cit., p. 87.

[3] H. Heller, Libéralisme autoritaire ?, in G. Chamayou, Du libéralisme autoritaire, op. cit., p. 123.

[4] G. Chamayou, op. cit., p. 33.

[5] M. Foessel, Récidive 1938, Paris, PUF, 2019.

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