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"Quelles réponses devant la menace du « populisme » ?", Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, HDR, Qualifié professeur des universités, CERCOP

 








"Quelles réponses devant la menace du « populisme » ?", 

Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, HDR, Qualifié professeur des universités, CERCOP 

Résumé : Le populisme est devenu l’une des principales menaces pour l’avenir de l’Union européenne. Pourquoi rencontre-t-il un pareil succès depuis à peine deux décennies, dans des contextes géographiques et culturels si différents ? Il faut peut-être en chercher la cause du côté d’un changement du peuple lui-même. Une innovation de « rupture » est apparue, plongeant le monde dans l’inconnu d’une révolution. La révolution de la société numérique qui sonne l’avènement d’une forme modernisée de « révolte des masses ».

    Le « populisme, mais de quoi s’agit-il » ? Souvent d’un discours, de partis ou de mouvements antisystèmes, qui élaborent une vision simpliste de la société, divisée en deux camps irréconciliables : le « peuple » dans toute sa pureté d’un côté, les « élites » corrompues de l’autre. Mais le populisme peut aussi se transformer en actes, lorsqu’il prend le pouvoir. La Hongrie de Viktor Orbán en représente la figure de proue, suivie par la Pologne, admirée par Matteo Salvini et bien d’autres. Les gouvernements populistes s’incrustent donc au cœur de l’Union Européenne. L’habitude a été prise de parler des « démocraties illibérales », parfois aussi de l’avènement des « démocratures » (le titre de la revue Pouvoirs, n°169, 2019). Mais pourquoi ne pas refuser l’oxymore ? Des auteurs le réclament (Jan-Werner Müller, What Is Populism?, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016). Pour conceptualiser la pratique de ces régimes et le discours de ses dirigeants, le mot valorisant de « démocratie » n’aurait pas sa place. Que les pires tyrans se réclament du « peuple » n’est pas chose nouvelle. On peut rappeler Staline, ce « petit père des peuples », ou la loi accordant les pleins pouvoirs à Hitler, le 24 mars 1933, qu’il fait appeler loi « édictée en vue de remédier à la détresse du peuple et du Reich » ! Qu’un apprenti dictateur comme Viktor Orbán se réclame aujourd’hui de la « démocratie illibérale » ne devrait pas suffire à lui donner les galons d’un concept scientifique. Le premier mot prendra toujours le dessus sur l’autre ; la « démocratie illibérale » suggère une forme diminuée ou dégénérée de la démocratie, mais une démocratie tout de même. Le doute est entretenu, le « bénéfice du doute » en réalité. Et derrière la confusion générée par l’association des mots contraires, c’est à une certaine justification des pratiques qu’on aboutit. Déjà présent dans certains écrits, surtout anglo-saxons, le concept de « régime hybride » conviendrait davantage ; la connotation de respectabilité en deviendrait immédiatement moins forte. On pourrait aussi inverser la tendance et faire basculer ces régimes (la Hongrie, la Pologne, la Russie, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, l’Inde de Narendra Modi…) vers une version amoindrie de l’autoritarisme, en employant par exemple le concept de nouvelles dictatures hybrides. La ductilité du concept de démocratie s’en trouverait limitée ; il ne serait utilisable que dans le cadre d’une absorption de l’impératif libéral, source d’un inévitable jeu d’équilibre entre la force du nombre et la force du droit, entre la volonté majoritaire et la protection des minorités. Et que dire des auteurs qui utilisent le concept de « démocrature » pour englober les régimes les plus autoritaires – presque du totalitarisme moderne – comme la Chine de Xi Jinping, l’Egypte du maréchal Al-Sissi ou les Philippines de Rodrigo Duterte ? Qu’ils déprécient irrémédiablement la grandeur historique du mot « démocratie ». Le temps est sans doute venu pour les scientifiques de priver ces « semi » ou ces complets despotes du label de respectabilité que leur offre la « démocratie illibérale » ou la « démocrature ». 

    Alors pourquoi le « populisme » rencontre-t-il un pareil succès depuis à peine deux décennies ? En Europe, a écrit le professeur Cas Muddle, « le populisme est une réponse démocratique illibérale à un libéralisme devenu non démocratique » (The Guardian, 17 février 2015). Il y a également l’inévitable désenchantement démocratique, le krach économique de 2007-2008, les vagues d’immigration récentes… Un ensemble de raisons déjà bien analysé. Mais peut-être que ce succès et cet enracinement viennent aussi d’un changement du « peuple » lui-même. Les périodes coïncident d’ailleurs à peu près. Une innovation de « rupture » est intervenue, propulsant le monde dans l’inconnu d’une révolution, avec un changement inévitable des structures mentales, cognitives et réactionnelles de l’Homme. Mais quel est cet évènement ? De quoi parle-t-on ? De la « révolution numérique ». Dans son ouvrage récent, Pierre Rosanvallon (Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Seuil, 2020) aborde le thème, mais de manière périphérique, au détour de quelques développements.

    Une nouvelle ère s’est ouverte, de manière irréversible. Au même titre que la découverte de l’imprimerie ou que l’arrivée de l’électricité, la société numérique a fait irruption dans l’histoire de l’humanité comme une « révolution »… pour le meilleur et pour le pire. Cette révolution donne corps à une forme modernisée de « révolte des masses » (selon le titre d’un ouvrage de José Ortega y Gasset paru en 1930). Munies du smartphone et du relai des réseaux sociaux, elles ont désormais l’œil sur tout. La meute numérique peut s’en prendre à n’importe qui, n’importe où : un simple citoyen, une personnalité du cinéma, un ministre… La révolution s’avère multidimensionnelle, culturelle, anthropologique, économique, éducative. Voilà une des priorités impérieuses pour les décennies à venir, pour éviter le règne du « crétin digital » (Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Seuil, 2019) : éduquer les enfants à la lecture et au doute devant les réseaux sociaux. Des programmes éducatifs à grande échelle vont devoir s’élaborer, dans les écoles, les collèges, dès le plus jeune âge. Que cet envol technologique soit enfin le levier d’un envol intellectuel généralisé ! Afin notamment que les nouvelles générations sachent se départir du « chaos informationnel » régnant sur Internet. 

    Déjà des « symptômes générationnels » apparaissent. L’entreprise du jeu vidéo – plutôt l’empire – génère aujourd’hui près de 125 milliards de dollars de bénéfice ; on évoque l’entrée du E-sport aux Jeux olympiques, des jeux vidéo comme de nouveaux « vecteurs culturels », des outils capables « de changer le monde » !? Ce monde qui est d’ailleurs déjà un peu bouleversé en Chine, avec ces géants Tencent et NetEase omniprésents dans le paysage videoludique, avec ces 400 millions de joueurs. La Chine qui, par ailleurs, impose un programme de surveillance électronique très sophistiqué à la population. Un lien de cause à effet ? 

    Le basculement de l’humanité dans une nouvelle ère n’épargne pas le système institutionnel. L’irruption des « gilets jaunes » – appuyés sur les réseaux sociaux et sur Facebook – l’avait déjà exprimé avec force, au cœur des célébrations des soixante ans d’une République jusqu’alors stabilisée. Au repli individualiste si souvent dénoncé, se substitue la force euphorisante du nombre, facilement mobilisable. L’amplification des contre-pouvoirs sociaux se confirme. On parle de la disruption des partis politiques à l’heure du Web (du verbe « to disrupt » qui signifie perturber)… par les stratégies des géants de la communication. Et que dire des quotidiens de presse nationale ? Devant cette révolution, les structures du constitutionnalisme traditionnel se trouvent inévitablement menacées. Au-delà, c’est le concept lui-même de « démocratie » qui devra une fois de plus se réinventer. Son histoire à rebondissements montre à quel point il est difficile de le figer dans une définition intemporelle. Il y eut d’abord cette première expérimentation dans la cité athénienne, au siècle de Périclès, l’enracinement du « mythe ». Lorsque le peuple se réunissait sur l’Agora pour délibérer et décider ; lorsque la disponibilité des uns (les citoyens) était payée par la servilité des autres (les esclaves). Ensuite la démocratie connaîtra l’avènement du peuple-électeur (avec la généralisation du suffrage universel, avec les partis politiques, puis le vote des femmes). Une autre étape interviendra avec l’avènement du peuple social (exigeant la protection des travailleurs, l’avènement d’une nouvelle génération de droits, le droit de grève, le droit syndical, le droit à la protection sociale…), plus tard du peuple de la diversité (avec la protection des minorités, du pluralisme religieux, avec l’enroulement de la société civile dans l’écriture de la norme). Des visages différents en fonction des âges, auxquels tend à se substituer depuis peu un peuple d’une autre nature, façonné différemment, chargé de revendications nouvelles : le peuple « webisé » (par l’usage frénétique du web et du smartphone). Il y aura demain l’arrivée du peuple « gonflé » ou « augmenté » (par l’intelligence artificielle et le transhumanisme…).

    L’élection de Donald Trump en 2016 fut l’un des premiers grands laboratoires d’une dénaturation de la démocratie libérale traditionnelle. La culture sauvage du net et des réseaux sociaux, comme elle peut être pratiquée, avec cette flambée de tweets, de fake news, cette fascination morbide pour le complot, avec ce goût du voyeurisme, de l’outrance et des insultes, aurait en quelque sorte pulvérisé le « surmoi », cette carapace du contrôle, abandonnant l’individu à l’emprise pulsionnelle du « ça ». Comme l’avait observé Paul Valéry, on dirait que notre intelligence n’évolue pas au même rythme que la science (La Crise de l’esprit, 1919). Une nouvelle fois, l’Homme s’est fait apprenti-sorcier. Le web, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, WhatsApp, déversés pêle-mêle sur nos sociétés, comportent des germes de barbarie. Tout comme il y a eu un apprentissage du suffrage universel pour le peuple électeur, il devra y avoir une éducation au numérique pour le peuple « webisé ». Le défi est planté pour les démocraties libérales. Car c’est bien à ce peuple là que les « populismes » essaient de parler en priorité. Pour Christian Salmon (La tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque, Les liens qui libèrent, 2020), la crise du Covid met en lumière à l’échelle planétaire cette « tyrannie des bouffons ». Ce pouvoir grotesque qui s’appuie sur le ressentiment des foules et le rejet de toute rationalité. Bolsonaro, Modi, Zelensky en Ukraine ou encore Morales au Guatemala ne pourraient se maintenir au sommet de l’Etat sans l’aide d’une nouvelle sorte de conseillers, souvent très discrets : ces informaticiens chevronnés maîtrisant données et algorithmes. Une alliance, dirimante pour la démocratie libérale, entre nouveaux « rois du big data » et « clown » de la politique. Déjà, dans L’Ere du clash (Fayard, 2019), l’auteur se penchait sur l’apparition de nouvelles « vérités algorithmiques » imposées, par les Gafam, aux délibérations démocratiques traditionnelles. 

   Une nouvelle culture est née : celle de l’hyper-narcissisme. Les discours populistes en jouent. La société numérique diffuse la parole ; chacun peut désormais s’exprimer sur tout, donner son opinion sur tout. Elle donne l’illusion du savoir pour tous ; elle aboutit au nivellement des analyses, des sources d’information. Les expressions américaines de post-truth politics ou d’alternative facts révèlent l’ampleur du danger. Le « virtuel » prend part au débat, sans que la frontière soit bien nette avec les vérités scientifiques établies. C’est le piétinement progressif du monde de la rationalité et de l’expertise. Le « dégagisme » est à l’œuvre. Quelle source de délectation pour le citoyen « webisé » ! Voir ces partis politiques décapités les uns à la suite des autres, voir les élites qui gouvernent s’empêtrer dans ces règles outrancières de transparence, de moralisation, s’humilier devant les petits despotes de la déontologie. Comme ceux qui ont sévi au Brésil il y a quelques années… avant l’élection de Jair Bolsonaro. Il a la certitude que son émancipation politique est en marche, que son autoréalisation personnelle (l’empowerment disent les anglo-saxons) ne rencontrera plus d’obstacles, qu’il n’aura plus à s’en remettre aux choix ni à l’autorité des autres (les élus, les ministres, les parlementaires d’hier). Mais le citoyen « webisé » ignore qu’il entre en même temps, tête baissée, dans le monde d’une aliénation diffuse, de nature économique et technologique. Pendant qu’il laisse des « empreintes numériques » partout, la surveillance de ses comportements se resserre. Les grandes multinationales – les fameuses « Gafam » – collectent en continu une infinité de données sur son mode de vie, sur ses aspirations, ses fantasmes, sur ses habitudes de consommation (les big data) qu’elles revendent à prix d’or à d’autres entreprises – en tout genre – capables ainsi de mieux cibler leurs innovations, leurs ventes, leurs propagandes. Les électeurs sont également ciblés. Elles le flattent pour mieux le domestiquer. Les nouvelles technologies peuvent si facilement s’installer au poste de commande des existences. Les algorithmes nous suivent à la trace. Combien de « zombies » écumant les rues le visage collé sur le smartphone ? Est-ce que ce sont eux qui dominent la technologie ou la technologie qui les domine ? Au-delà de la menace des hackers, sur l’ordinateur, le compte en banque… il y a celle du hacking sur les êtres humains eux-mêmes. Que dire du ramollissement généralisé de la raison critique ? Qu’il est aussi du pain béni pour la propagande populiste.

     Comment ne pas voir que le principal ressort des « populismes » se situe dans la révolution numérique ? Laurent Cohen-Tanugi l’a très bien perçu, en la plaçant au cœur de son analyse d’une « démocratie à l’épreuve » (Résistances : la démocratie à l’épreuve, éditions de l’observatoire, Paris, 2017). Un cocktail explosif de politiques néolibérales, de mondialisation économique et de révolution technologique aurait pris forme : facilitant ces attaques en règle contre le statut même de la vérité, de la rationalité et de l’expertise dans le discours politique. Selon lui, le lien entre l’assaut contre la vérité et « l’essor du populisme devient ici manifeste : le premier est un instrument du second ». L’ère du numérique ouvre évidemment des perspectives formidables pour l’humanité. Mais encore faudra-t-il que l’intelligence collective se mette au niveau du rythme de la technologie. Comment faire ? Comment faire pour relever au plus vite ce peuple « webisé », donc diminué, qui constitue en définitive la plus grande menace pour les démocraties libérales elles-mêmes ? La solution pourrait être d’attendre l’avènement du peuple « augmenté ». Le transhumanisme comme meilleur remède au populisme. Quelle ironie de l’Histoire ! 





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