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« La Commission européenne inaugure son mécanisme européen de protection de l’Etat de droit », Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, qualifié professeur des Université, membre du CERCOP

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La Commission européenne inaugure son mécanisme européen de protection de l’Etat de droit », Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, qualifié professeur des Université, membre du CERCOP. Receuil Dalloz, n°44, 24 décembre 2020, p. 2461. 

Présentation du « Point de vue »



À propos de la Constitution de 1958, il a pu être dit qu’à défaut d’avoir voulu instaurer un véritable contrôle de constitutionnalité des lois, l’écriture « permissive » du texte constitutionnel a rendu l’évolution possible. L’observation vaut aussi pour l’Union européenne : à défaut de faire clairement de la défense de l’Etat de droit une priorité d’action, l’écriture permissive des traités a autorisé sa mise en œuvre.

L’ampleur qu’occupe aujourd’hui cette préoccupation dans l’agenda des institutions européennes était encore inimaginable il y a une décennie. Il suffit de se reporter aux tables des matières des revues de droit communautaire de l’époque, aux index des manuels ; aucune entrée sur l’« Etat de droit » ne s’y trouve. Car il y avait peu de choses à dire sur le sujet. Plus exactement, la notion et les actions qui l’accompagnent restaient, sur le sol européen, du ressort d’autres acteurs : des Etats en premier lieu (immergés selon les traditions dans les exigences de la Rule of Law, du Rechsstaat ou de l’Etat de droit depuis plus d’un siècle) mais aussi, à un degré moindre, du Conseil de l’Europe (avec la surveillance juridictionnelle de la Cour européenne des droits de l’Homme ou les travaux de la Commission de Venise). Du côté de l’Union, seule une sorte de contrôle a priori intervenait, lors du processus d’adhésion, bien vite délaissé a posteriori, une fois l’Etat devenu membre. Tout a radicalement changé depuis peu. L’Europe, sous l’impulsion conjointe de la Commission et de la Cour de justice[1], s’érige désormais en palladium de l’Etat de droit sur le territoire des « Vingt-sept ». Le rôle qu’elle revendique s’apparente à celui qui préside les relations entre Etat fédéral/Etats fédérés dans une fédération. Il est vrai que la poussée grandissante des tendances autocratiques et illibérales dans certains Etats soulève bien des périls, y compris pour la survie à long terme du projet européen. Pour y faire face, les instruments déployés sont maintenant nombreux, appartenant au registre de la sanction, de l’incitation ou de la simple coopération.
Des plus marquants aux plus périphériques on peut citer : le mécanisme de sanction politique prévu à l’article 7 du traité sur l’Union européen en cas de non-respect des « valeurs » de l’Union (en sommeil jusqu’alors puis déclenché contre la Pologne et la Hongrie en 2017 et 2018) ; le fameux recours en manquement – ou en « infraction » – employé pour la première fois sur le fondement d’une atteinte à l’Etat de droit en 2018, encore contre la Pologne (condamnée à deux reprises en 2019[2] et soumise à des mesures provisoires par une ordonnance de la CJUE du 8 avril 2020) ; le règlement en cours d’adoption relatif au régime général de « conditionnalité pour la protection du budget de l’Union »[3] ; les recommandations par pays formulées dans le cadre du Semestre européen ; le tableau de bord de la justice dans l’UE ou encore les programmes « Next Generation EU ». D’autres instruments sont annoncés, comme le « plan d’action pour la démocratie européenne » ou la « nouvelle stratégie pour la mise en œuvre de la Charte des droits fondamentaux ».
 
Le 30 septembre 2020, à l’initiative de la Commission de Bruxelles, un autre outil de lutte est inauguré : le mécanisme européen de protection de l’Etat de droit. Réclamé par Ursula von der Leyen lors de son discours d’investiture du 16 juillet 2019, il a trouvé la voie de sa concrétisation. Comment ? Par une série de « rapports » publiés le 30 septembre. Le plus visible prend la forme d’une « Communication », longue de 32 pages, intitulée « Rapport 2020 sur l’état de droit. La situation de l’état de droit dans l’Union européenne ». Il est accompagné de vingt-sept rapports (appelés « chapitres »), de 15 à 20 pages chacun, établissant une évaluation de la situation pays par pays. 
Quels furent les objectifs poursuivis ? Quelle fut la méthode pour y parvenir ? Quel sentiment domine à la lecture de ces 500 pages ? Quels sont les limites du mécanisme ? Comment la situation de la France est-elle perçue ? Toutes les réponses à ces questions se trouvent dans le « Point de vue » publié au Recueil Dalloz, le 24 décembre 2020
 
Un seul élément sera développé ici, que le format de notre article publié ne permettait pas d’insérer. Alors qui sont, pour la Commission, les bons et les mauvais élèves ? Les mauvais élèves sont connus – Pologne, Hongrie – et déjà exposés à diverses mesures de sanction. Les « chapitres » les concernant s’avèrent d’ailleurs beaucoup plus travaillés, notamment sur le volet justice. À un degré moindre, l’Etat de droit en Roumanie, en Bulgarie, à Chypre et en Slovaquie suscite aussi l’inquiétude. Des pays présentent un bilan tout juste acceptable, comme Malte (sous le suivi constant de la Commission de Venise), la Croatie et la République tchèque. À l’autre bout de la chaîne, parmi les « bons élèves », on trouve la Suède (« l’un des pays les moins corrompus de l’UE et du monde » et qui semble cocher toute les cases de la perfection), les six pays fondateurs (l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique, avec toutefois quelques rares réserves émises sur la situation en Italie et au Luxembourg), le Danemark (où l’ouverture du processus législatif à la société civile est salué), ainsi que le trio des pays baltes (Lituanie, Lettonie et surtout Estonie) qui se distingue notamment par une haute maîtrise des technologies de l’information et de la communication, par une greffe fructueuse de l’outil numérique sur le fonctionnement de la justice et par un processus « inclusif » pour l’adoption des lois.
Ce tableau a de quoi interpeller. En effet, des pays qui ne disposent pas d’un Tribunal constitutionnel et qui voient les juridictions ordinaires écarter les lois pour inconstitutionnalité à titre exceptionnel (Suède, Danemark, Finlande, Estonie…) apparaissent comme les meilleurs gardiens de l’« Etat de droit ».
On en déduira trois choses. Tout d’abord, une perspective historique souvent oubliée : des régimes de libertés ont pu se conjuguer avec la faiblesse ou l’absence de contrôle de constitutionnalité des lois (voir l’histoire parlementaire britannique ou de la démocratie néerlandaise). Ensuite, un constat d’ordre conceptuel : l’« Etat de droit » se révèle aujourd’hui d’une grande plasticité. Saisi par les instances supranationales comme le Conseil de l’Europe ou les institutions de l’Union, il a même pu perdre son lien d’interdépendance avec la normativité constitutionnelle. Enfin, on déduira des travaux réalisés par la Commission européenne que la protection la plus efficace de « l’Etat de droit » peut intervenir dans des pays dépourvus de juridiction constitutionnelle spécialisée et dans lesquels le self-restraint des juridictions ordinaires domine (première déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi par la Cour suprême suédoise en 2000, en 2004 en Finlande, une seule sanction de ce type intervenue au Danemark…).
Dans une proximité avec ce que Stephen Gardbaum appelle The New Commonwealth Model of Constitutionalism[4], il existe bien une troisième voie pour le constitutionnalisme libéral : ni celle de la pleine souveraineté parlementaire, ni celle du triomphe de la justice constitutionnelle consacré en Europe après la Seconde guerre mondiale (sur le modèle allemand, autrichien ou italien), mais celle de la balance des pouvoirs entre le législateur élu et les juridictions. Il s’agit d’un modèle dans lequel chaque branche – politique et juridictionnelle – se trouve engagée dans un dialogue sur le contenu et la mise en œuvre des droits. Un mot d’ordre domine du côté des juges : toujours essayer d’interpréter les lois conformément au Bill of Rights, tout en évitant de les invalider. C’est le modèle de la valorisation des compétences parlementaires, du respect du suffrage et de la modestie du juge, qui ne cherche pas à s’ériger en garant autoproclamé de la raison et du progrès des civilisations. La Norvège, le plus vieux modèle de contrôle « diffus » de constitutionnalité (après celui des Etats-Unis), l’avait expérimenté très tôt[5]. À défaut d’avoir instauré un « mécanisme de protection de l’Etat de droit » bien convaincant, la Commission de Bruxelles aura au moins souligné l’intérêt, pour les constitutionnalistes, de porter leurs investigations en direction des démocraties du Nord de l’Europe.

[1] Le Parlement européen intervient également dans ce champ d’action, mais à titre d’acteur secondaire. Concernant les organes intergouvernementaux (Conseil européen et Conseil), ils apparaissent structurellement freinés par leur composition politique et leur mode de votation.

[2] Pour la sanction des « manquements » de la Pologne : voir l’arrêt Commission/Pologne du 5 novembre 2019, C-192/18 et l’arrêt Commission/Pologne du 24 juin 2019, C-619/18. Ils sont référencés dans le Rapport annuel 2019 de la CJUE, au sein d’une rubrique appelée, pour la première fois, « L’Etat de droit ». Depuis 2017, la série des jurisprudences « Etat de droit » est maintenant bien enclenchée. Un tournant dans l’histoire de la CJUE.

[3] Ensemble de règles nécessaires à la protection du budget de l’Union – avec suspension du paiement des fonds par exemple – en cas de défaillance généralisée de l’état de droit dans un État membre. Voir la position du Conseil en 1ère lecture (2020, C441/01), JOUE du 18 décembre 2020.

[4] S. Gardbaum, The New Commonwealth Model of Constitutionalism. Theory and Practice, Cambridge University Press, 2013. L’auteur s’appuie surtout sur la pratique au Royaume-Uni (depuis l’adoption du Human Rights Act en 1998), au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.

[5] Voir M. Langford, B. K. Berger, « Norway’s Constitution in a Comparative Perspective », Oslo Law Review, n°3-2019 (volum 6), consultable sur https://www.idunn.no/oslo_law_review/2019/03.


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