"La suspension des comptes de Donald Trump, un pas de plus vers la gouvernance des plateformes numériques ?", Jade MEYRIEU, Doctorante contractuelle à l’Université de Montpellier, CERCOP
"La suspension des comptes de Donald Trump, un pas de plus vers la gouvernance des plateformes numériques ?",
Jade MEYRIEU, Doctorante contractuelle à l’Université de Montpellier, CERCOP
Le 7 janvier dernier, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg,
annonçait la suspension des comptes Instagram et Facebook du Président Donald
Trump suite à l’invasion du Capitole par ses sympathisants. Son compte Twitter
sera lui aussi suspendu « indéfiniment » quelques jours plus tard. L’objectif du PDG était d’éviter
que les réseaux sociaux ne soient utilisés par le Président sortant « pour
saper la transition légale et pacifique du pouvoir à son successeur, Joe
Biden »[1].
Ce blocage a soulevé de nombreuses réactions de désapprobation au sein de la
classe politique, au niveau national comme international[2].
Pourtant, cette actualité ne fait que confirmer la place grandissante des GAFAM
au sein de fonctions et missions essentielles des États. Cette intrusion
numérique dans la transition électorale des Etats-Unis n’est-elle pas la
conséquence logique d’une tendance croissante des États à délaisser voire à
déléguer des fonctions régaliennes aux plateformes numériques ? La
nécessaire intervention des opérateurs de plateformes dans la régulation des
contenus en ligne n’a-t-elle pas conduit à une intrusion d’entreprises privées
dans la vie démocratique des pays ? Cette tendance, consubstantielle à
l’évolution de la place d’Internet dans nos sociétés, soulève, à terme, la
question d’un passage progressif, mais aujourd’hui bien visible, d’un modèle de
« gouvernement » à un modèle de « gouvernance ».
Ici, c’est bien la conception régalienne
de l’État qui est remise en cause. La souveraineté des États tend peu à peu à
se fondre dans une collaboration ambivalente avec les plateformes, favorisant
des modalités de « régulation » se substituant à la « réglementation ». En
effet, le passage du « gouvernement » à la « gouvernance »
trouve l’une de ses manifestations dans les outils utilisés. Le cas de la
régulation de l’information et de la communication sur les réseaux en est une
illustration particulière. L’incapacité étatique à réguler les contenus sur
Internet a conduit de nombreux États, et en particulier l’État français, à
délaisser certaines de ses missions essentielles au profit des plateformes
numériques. Depuis peu, celles-ci détiennent un rôle majeur dans la lutte
contre les contenus haineux et illégaux sur Internet. Si la loi visant
à lutter contre les contenus haineux sur Internet a été conséquemment
censurée par le Conseil constitutionnel[3],
le projet de loi confortant les principes républicains[4] reprend
certaines de ces dispositions et notamment, la possibilité pour l’opérateur de
priver l’accès à un service de communication en ligne ou à un contenu. Plus
encore – dans la continuité de l’analyse de l’actualité américaine – les
plateformes se voient attribuer des compétences au sein même du processus
électoral, garantissant la sincérité et la qualité de scrutins nationaux. C’est
notamment l’objectif poursuivi par la loi du 22 décembre 2018 relative
à lutte contre la manipulation de l’information[5],
qui prévoit que les opérateurs de plateformes sont non seulement tenus de
garantir une information sincère, loyale et transparente, mais également de
faire cesser la diffusion d’informations trompeuses ou inexactes. L’ensemble de
ces prérogatives des opérateurs de plateformes en ligne en matière
d’information et de communication vient finalement d’être consacré au niveau
communautaire par le règlement européen le Digital Service Act publié
en 2020.
Toutefois, cette substitution des outils
de régulation aux outils de réglementation marque la confrontation entre deux
philosophies bien différentes. En effet, l’outil utilisé présente une importance
substantielle, car ils informent quant à l’idéologie sous-jacente du régime au
sein duquel il s’insère. L’intérêt
général qui influence la norme étatique est délaissé au profit d’intérêts
économiques, socles de la régulation. Ainsi, les arguments juridiques de l’État
dans la réglementation des contenus haineux et illicites – à savoir la
conciliation entre la liberté d’expression et de communication et la sécurité –
peuvent apparaître bien différents des arguments économiques soutenus par les
plateformes – tels que la productivité. Davantage, la légitimité de la
norme étatique fondée sur un critère démocratique se confronte à la légitimité
des plateformes numériques bâtie sur leur puissance économique. In
fine, cette privatisation de la gestion des controverses laisse
entrevoir, à terme, une prévalence des intérêts privés sur les intérêts publics
et pose la question de nouveaux « liens d’allégeance » des États et
des utilisateurs envers les plateformes.
Dès lors, il est possible de s’interroger sur cette privatisation de missions fondamentales de l’État, particulièrement dans le cas des processus électoraux. En effet, l’État reste le garant de la cohésion sociale et de la continuité démocratique d’un pays, en tant que dépositaire de la volonté générale. Les nouveaux liens d’allégeance qui semblent se tisser sont alors éminemment dangereux si, tel que l’indique l’actualité, les plateformes obtenaient une influence sur les jeux politiques internes, ou sur la désignation des gouvernants nationaux. Les opérateurs s’apparenteraient alors à des « speaker » de l’espace public sur les réseaux sociaux, distribuant la parole aux différents acteurs politiques. La garantie de la continuité démocratique présentée comme justification à la censure des réseaux de Donald Trump pourrait facilement être réutilisée et instrumentalisée, sans que de véritables contrôles soient effectués. Ainsi, il s’agira d’être attentif aux prochaines élections présidentielles et au rôle que tiendront les plateformes numériques au sein du rendez-vous démocratique le plus attendu des français. Nul doute que les GAFAM feront acte de présence, encore faut-il savoir quelle sera leur place au sein du processus électoral.
[1] Damien Leloup, Alexandre Piquard, « « Trop, c’est
trop » : l’heure de vérité pour Twitter, Facebook et YouTube face aux
comptes de Donald Trump », Le Monde, 7 janvier 2021, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/01/07/trop-c-est-trop-l-heure-de-verite-pour-twitter-facebook-et-youtube-face-au-compte-de-donald-trump_6065485_4408996.html.
[consulté le 11 janvier 2021]
[2] À titre d’illustration, le ministre de
l'Economie Bruno Le Maire estime que « la régulation des géants du
numérique ne peut pas se faire par l'oligarchie numérique elle-même »,
« Trump banni des réseaux sociaux : les politiques européens
s’alarment. », Les Echos, 11 janvier 2021.
[3] Décision n°2020-801 DC 18 juin 2020, Loi visant
à lutter contre les discours haineux sur Internet, JORF n°0156
du 25 juin 2020.
[4] Chapitre IV « Dispositions
relatives à lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en
ligne », Projet de loi n°3649 confortant le respect des principes
républicains.
[5] Article 1 de la Loi n°2018-1202 du 22 décembre
2018 relative à lutte contre la manipulation de l’information(1). Ces
compétences se limitent aux trois mois précédent le premier jour du mois
d’élection.
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